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Billet de blog 26 février 2010

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Reprise ou re-crise ?

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Reprise ou re-crise ?

Bastille République Nation

N°46 Décembre 2009

Gabriel Colletis

Professeur de Sciences économiques

Université de Toulouse 1-Capitole

http://w3.univ-tlse1.fr/LEREPS/

DERRIÈRE LA FRAGILE ÉBAUCHE DE REPRISE, LES DANGEREUX DÉSÉQUILIBRES DES ÉCONOMIES EUROPÉENNES PERDURENT…

Les pays de la zone euro paraissent avoir pour la plupart renoué, de manière timide et fragile, avec des chiffres de croissance positive, mais ils devraient cependant connaître une montée continue du chômage. Les politiques nationales sont disparates, à l’image des économies elles-mêmes. Les unes et les autres sont confrontées à des contradictions et à des déséquilibres croissants – monétaires, budgétaires, commerciaux… – mais ont en commun de plomber le social, dont la valorisation serait pourtant la seule voie efficace de sortie de crise.

Le gouvernement français et l’INSEE annoncent une croissance de 0,3% au troisième trimestre 2009. En ce qui concerne la zone euro, l’augmentation du PIB serait de 0,4% (après cinq trimestres consécutifs de recul), avec des prévisions à +0,7% sur l’année, et +1,6% en 2011, moyennant cependant de grandes disparités selon les pays. La reprise se confirmerait-elle ?

Las, selon de récentes estimations, le nombre de sans-emploi devrait grimper : 9,5% dans la zone euro fin 2009, 10,7% en 2010 et même 10,9% l’année suivante. Le contraste est donc frappant entre une croissance considérée comme revenue, fût-elle fragile, et un chômage en hausse. De multiples déséquilibres – monétaires, budgétaires, commerciaux, et sociaux – expliquent ce paradoxe. Avec à la clé un risque d’implosion en cas d’un (fort probable) nouveau choc récessif : les « cartouches » tant monétaires que budgétaires ont déjà été tirées et ne pourront être aisément utilisées à nouveau.

Le premier facteur de déséquilibre est à chercher du côté du désordre des monnaies. Tant la Réserve fédérale américaine (la « Fed ») que la Banque centrale européenne (BCE) ont multiplié, depuis deux ans, baisse des taux et interventions dites « non conventionnelles » (injection directe de liquidités…) pour soutenir les marchés financiers. Ainsi la Fed compte-t-elle aujourd’hui dans son bilan plus de 500 milliards de dollars de créances immobilières titrisées précédemment détenues par les grands établissements bancaires du pays.

Propulsée par des taux d’intérêt très bas, la liquidité mondiale progresse aujourd’hui au rythme de 30% par an et se déverse sur les marchés financiers, faisant flamber les prix de nombreux actifs… comme si une vigoureuse reprise se produisait. Nous vivons ainsi une curieuse configuration marquée, d’une part, par une très forte progression de la masse monétaire, l’augmentation du prix de nombreux actifs financiers (titres) et, plus grave, de celui de ressources financiarisées (matières premières et énergétiques, produits de base, dont alimentaires) ; et, d’autre part et au même moment, une stabilisation, voire une baisse des prix industriels induite par la mise en concurrence généralisée des travailleurs, conjuguée à l’absence de reprise significative des marchés réels.

Alors que dans la vulgate économique, inflation (de la masse monétaire) et hausse généralisée des prix sont confondues, on observe donc des mouvements apparemment contradictoires : forte dilatation de la masse monétaire et hausse des prix alimentée ou provoquée par cette dilatation ; et stagnation ou baisse des prix dans l’économie liée à la production.

Et cela dans un contexte de véritable guerre monétaire entre grands pays ou zones. Depuis début 2002, le taux de change de l’euro face au dollar est passé de moins de 1 dollar à environ 1,50 dollar. De mars à novembre de cette année, la monnaie européenne s’est appréciée de 20% face au billet vert. Dans ce qui ressemble à une course à la dévaluation compétitive entre le dollar et la monnaie chinoise, le yuan, l’euro semble être le grand perdant : à mesure que son taux de change s’apprécie face à ces deux monnaies, la compétitivité des exportations européennes régresse.

Cependant, si la baisse du dollar est supposée stimuler les exportations américaines, elle renchérit les importations de ce pays, en particulier celles des produits dont la production a été délocalisée par les groupes d’outre-Atlantique (en Chine, par exemple). Avec pour conséquence une aggravation du déficit commercial américain. En outre, la faiblesse du dollar pourrait dissuader l’afflux de l’épargne nécessaire au financement de l’économie de la première puissance mondiale, d’autant que la rémunération de l’épargne proposée par la Fed est inférieure à celle d’autres Banques centrales, la BCE notamment. La conjonction de ces deux facteurs a amené le président de la Fed à craindre publiquement que le statut du dollar soit menacé à long terme en cas de déficits budgétaires restant élevés (impliquant le maintien d’un besoin de financement important sous forme de bons du Trésor).

Pour sa part, le taux de change surévalué de la devise européenne affecte de façon asymétrique les pays : alors que les exportations françaises n’ont pratiquement pas progressé en valeur entre 2000 et 2009, les ventes à l’étranger de produits allemands pendant la même période ont grimpé de près de 50% et sont aujourd’hui plus de deux fois supérieures aux exportations françaises.

En réalité, l’euro « fort » (ou surévalué, c’est-à-dire dont le pouvoir d’achat externe est supérieur à celui interne) ne fait pas que des mécontents en Europe, notamment parmi les groupes français qui ont massivement investi à l’extérieur de la zone, redéployant ainsi leur base productive de la France vers l’étranger – l’automobile aujourd’hui, et probablement l’aéronautique demain.

Disparités budgétaires

Deuxième facteur de déséquilibre : la dimension budgétaire. Après avoir mis en œuvre des politiques de « relance » très disparates (mais répondant en partie aux spécificités de leurs économies), les États-membres de l’UE ne parviennent pas mieux aujourd’hui à se coordonner pour mettre en œuvre des politiques de « sortie de crise ». Il est vrai qu’entre l’Allemagne et le Royaume-Uni, par exemple, la situation des soldes publics varie très fortement. Ainsi, malgré l’affichage politique de la nouvelle coalition au pouvoir en Allemagne, Berlin et Bruxelles se sont discrètement accordés sur un retour de la République fédérale sous la barre des 3% de déficit en 2009 ; à l’opposé, le Royaume-Uni devrait connaître cette année un déficit de 12%.

La France, tancée par Bruxelles (déficit attendu : 8,2%), s’apprête pourtant à annoncer le lancement d’un « grand emprunt ». Le gouvernement rechigne à suivre les consignes européennes d’un retour aux normes du pacte de stabilité en 2013, annonçant plutôt… 2014 (pour autant l’Élysée et Matignon ne renoncent nullement à la réduction drastique du nombre de fonctionnaires, dans l’enseignement ou la santé en particulier).

C’est en définitive un tableau très contrasté que présentent les pays-membres : certains s’opposent au retrait des mesures de soutien économique en 2010 (France, Royaume-Uni, Espagne… ce dernier pays ayant néanmoins choisi d’augmenter la TVA) ; d’autres veulent revenir à une situation d’équilibre budgétaire au plus tôt grâce à la reprise d’une certaine croissance tirée par les exportations (l’Allemagne) ; d’autres encore diminuent les dépenses publiques (les Pays-Bas)… ou bien les font monter (le Portugal). Il y a par ailleurs ceux qui augmentent les impôts (Espagne mais aussi Irlande) et ceux qui les baissent (Suède)…

Le troisième facteur de déséquilibre se situe sur le plan commercial. Les très fortes asymétries du commerce mondial, entre pays enregistrant des déficits croissants (États-Unis, France…) et d’autres dont les balances sont excédentaires (Allemagne, Chine, Japon) provoquent certaines tensions.

Ainsi, depuis 1995, environ 400 plaintes ont été déposées auprès de l’OMC. Les États-Unis viennent largement en tête du classement à la fois comme pays « attaquant » (93 plaintes) et « attaqué » (107 plaintes), suivis de l’Union européenne, la Chine arrivant en 13ème position, derrière la Corée (9ème). Depuis peu, Américains et Chinois se livrent à une « escalade protectionniste », chaque pays attaquant l’autre à coups de taxes antidumping ou d’enquêtes sur des subventions. A rebours des proclamations officielles dépeignant le protectionnisme comme l’ennemi à combattre, des mesures de rétorsion réciproques se multiplient.

Ces dernières restent cependant de portée limitée tant il est vrai que le commerce entre pays est aujourd’hui en très grande partie le fait de grands groupes agissant à l’échelle planétaire, et qui organisent ainsi eux-mêmes ce que l’on appelle parfois la « décomposition mondiale des processus productifs ».

Monétaires, budgétaires, commerciaux, les déséquilibres du capitalisme actuel se conjuguent et se renforcent mutuellement. Cependant, à l’origine de ces contradictions se trouve l’incapacité de ce système à enclencher une dynamique de croissance gérant les antagonismes entre le capital et le travail. Étant largement parvenu à mettre en concurrence généralisée les travailleurs du monde entier, le capitalisme a su rétablir sa profitabilité et générer des revenus croissants en faveur des détenteurs du capital (ainsi que du premier cercle des cadres dirigeants, via les stock-options).

Ce faisant, ce capitalisme qualifié de « financiarisé » a aggravé les inégalités de toutes sortes, entre pays, mais aussi au sein de ceux-ci. Or l’accroissement des disparités, avec en particulier le développement de la précarité et de l’insécurité sociale, a provoqué un excès d’épargne dans certains pays (Chine, Japon) et une sous-consommation généralisée, même si cette dernière a été un temps dissimulée ou retardée (notamment aux États-Unis, ou en Espagne…) par une fuite en avant dans l’endettement.

Le recul social apparaît donc non comme une conséquence, malheureuse mais inévitable, de la crise actuelle, mais bien comme l’une des causes de cette dernière – sans doute la principale. A l’inverse, la valorisation du travail, avec en particulier la reconnaissance des compétences individuelles et collectives, pourrait bien constituer une piste majeure pour en sortir.

GABRIEL COLLETIS (*)

(*) Professeur d’économie à l’université de Toulouse I

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