Une crise qui n’est ni d’abord ni principalement une crise financière :
Pour une nouvelle donne économique, sociale, financière et politique
(Titre alternatif : Un autre New Deal plutôt qu’une nouvelle conférence de Bretton Woods)
Octobre 2008
Gabriel Colletis
Professeur de Sciences économiques
Université de Toulouse 1-Capitole
http://w3.univ-tlse1.fr/LEREPS/
1. Des mesures d’urgence aux mesures plus structurelles
Injection massive de liquidités par les Banques centrales, nationalisations de facto de plusieurs banques et établissements financiers, baisse coordonnée des taux d’intérêt, création par la Réserve fédérale américaine d’un fonds spécial destiné à acheter les billets de trésorerie des entreprises puis aujourd’hui, en Europe, annonce de création de fonds nationaux de recapitalisation des banques ou de garanties par les États de l’épargne des déposants ainsi que des émissions de dette des établissements financiers, le moins que l’on puisse dire est que, partout dans les pays développés, les acteurs publics tournent le dos avec une certaine radicalité à plus de trente années de libéralisme.
Après les mesures d’urgence visant à éviter une aggravation de la crise en assurant tout à la fois, sans doute au prix d’un accroissement des déficits budgétaires des États, la liquidité des banques, la continuité du crédit et la garantie des dépôts, viendront peut-être des mesures plus structurelles. Celles-ci devraient aller au delà des dispositions visant à « moraliser » les rémunérations des dirigeants et celles des traders. Ces mesures pourraient concerner le périmètre et les moyens de la supervision bancaire, les agences de notation, les normes comptables et prudentielles. On pourrait même imaginer que l’on aille plus loin encore en limitant fortement la titrisation et le recours à « l’effet de levier », et que l’on revienne en partie à une économie d’intermédiation séparant les activités des banques de marché de celle des banques commerciales. On pourrait enfin envisager que l’on interdise ou du moins que l’on prenne des mesures de transparence et de réglementation concernant les « trous noirs » de la finance mondiale que sont les paradis fiscaux et les hedge funds.
L’ensemble de ces terrains de réformes possibles, impensables encore il y a quelques semaines, peut aujourd’hui être au moins investi dans le débat[1]. Les réformes nécessaires qui désormais sont l’objet de réflexions y compris dans des lieux « autorisés » (instances internationales ou nationales, think tanks, milieux universitaires connus pour un certain académisme ou une fascination pour la modélisation mathématique en finance) sont à la mesure de l’hypertrophie financière (explosion de l’endettement, des produits de couverture des risques)… et surtout du déséquilibre que la mondialisation a généré en termes d’aggravation des inégalités.
2. La référence à Bretton Woods…
Assurément, un nouveau chapitre de l’histoire financière va s’écrire signant la fin des années dette et surtout celle de l’illusion d’une déconnection entre la sphère financière et l’économie réelle. Ce nouveau chapitre, dont les pages s’écriront au gré de rapports de force multiples, comportera un paragraphe ou plusieurs sur la question, sensible parmi toutes, des taux de change.
Dans la tourmente financière actuelle, la référence à la célèbre conférence de Bretton Woods est assurément heureuse. Nous proposons de relire cette époque marquée par cette célèbre conférence mais aussi par le non moins célèbre et, assez curieusement quelque peu laissé dans l’ombre actuellement, plan de Roosevelt « Relief, Recovery and Reform » (Aide sociale, Reprise et Réforme) : le New Deal (Nouvelle Donne).
Ces deux rappels historiques nous permettront de dégager quelques principes généraux qui devraient, selon notre analyse, guider les choix à faire pour sortir de la crise actuelle et au delà envisager une véritable mutation du capitalisme.
Pendant la conférence de Bretton Woods, tenue en juillet 1944, les fondements d’un nouvel ordre monétaire international furent jetés. Ces fondements furent à l’origine d’une longue période de relative stabilité des taux de change entre les principales monnaies, stabilité assurée autour de la convertibilité du dollar plutôt qu’autour d’une véritable monnaie internationale indépendante du dollar comme le suggérait Keynes.
Le contexte de la seconde guerre mondiale et le désir de paix accompagnant la fin de cette guerre ne sont pas étrangers à la naissance d’un système monétaire qui consacre, en même temps que la stabilité des taux de change, la prééminence du dollar.
Un nouveau Bretton Woods devrait prendre acte du monde tripolaire vers lequel nous allons et permettre d’établir un dispositif assurant, en attendant une hypothétique monnaie internationale, une relation stable entre le dollar, l’euro et les monnaies asiatiques (le yuan et le yen).
Un tel dispositif mettra du temps pour se mettre en place car il devra prendre en compte tout en les faisant évoluer les mécanismes de financement de l’économie mondiale tels qu’ils fonctionnent depuis plusieurs décennies au profit de l’économie américaine et de ses besoins gigantesques.
3. … et au New Deal
On oublie souvent, dans le parallèle opéré avec la crise de « 29 », que plus de dix ans avant la fameuse conférence de Bretton Woods, le New Deal (1933) avait jeté les premières bases d’une profonde réforme du système financier mais aussi social et économique.
La « Nouvelle Donne » fut loin, en effet, de se limiter au seul système financier.
Comme dans la période actuelle, les premières mesures du premier New Deal décidées par Roosevelt ont concerné la sphère financière et monétaire. Ainsi, des mesures d’urgence furent prises en mars 1933, le lendemain de la prise de fonction de Roosevelt, pour redonner confiance à un système bancaire en pleine crise. Les banques sont fermées pendant plusieurs jours et seules les plus saines seront autorisées à rouvrir. La capacité de la Fed à distribuer des liquidités aux banques est renforcée. L’administration est autorisée à regarder les comptes des banques de près[2].
La Resolution Finance Corporation (RFC), créée en 1932 pendant le mandat de Hoover, fut chargée de prêter aux banques et à d’autres secteurs de l’économie (chemins de fer, agriculture, industries diverses dont, plus tard, celles liées à l’armement)
Dans un second temps, le Président Roosevelt décide de « brider » la finance en séparant banques d’affaires en banques de dépôt. Le Glass Steagall Act sépare les banques universelles en deux familles : d’un côté les banques commerciales qui reçoivent les dépôts, de l’autre les banques d’investissement[3]. Les dépôts sont assurés par le Federal Deposit Insurance Corporation créée en 1933.
Les marchés de produits dérivés sont asphyxiés et est créé un régulateur de la Bourse, la Securities and Exchange Commission (SEC).
Sur le plan économique et social, de nouvelles institutions sont également créées afin d’éviter de rationner les emprunteurs immobiliers. Est ainsi créée la Home Owners Loan Corporation puis, quelques années plus tard (en 1938), Fannie Mae pour aider les ménages américains à devenir propriétaires. Grâce à son label « Etat américain », Fannie pouvait se financer à des taux beaucoup plus bas que des banques privées, rendant du même coup le crédit hypothécaire beaucoup moins coûteux pour les citoyens américains.
En 1933, est voté le National Industry Recovery Act (NIRA) qui supprime ou atténue les lois antimonopoles et légalise les cartels tout en appelant les industriels à signer des codes de concurrence loyale et négocier des conventions collectives.
Le pouvoir des salariés est renforcé et ceux-ci sont poussés à se syndiquer. Est mis en place un système de retraite et d’assurance chômage (1935), financé au départ sans soutien public par les seules cotisations des salariés et des entreprises. De puissantes institutions sont créées pour favoriser le dialogue social en parvenant à stabiliser les salaires mais aussi les prix comme la National Recovery Administration (NRA). La Public Works Administration (PWA) est créée afin de contrôler la mise en œuvre de la politique bien connue de grands travaux publics.
Un vaste programme de création d’emplois publics est financé via la Civil Works Administation (CWA) dont l’objectif est de fournir du travail à 4 millions d’américains[4].
Une configuration originale émerge de l’ensemble des mesures prises en quelques années.
Cette configuration s’organise autour d’un renouveau économique et industriel pensé en couplage avec des progrès importants dans le domaine social.
Le couplage économie/social pose les bases de ce que l’on appellera « l’Etat-Providence » couvrant les retraites mais aussi les dépenses d’assurance maladie, d’assurance chômage et l’aide sociale. Ce couplage est synonyme de protection sociale mais aussi économique, une part croissante des revenus des ménages étant dissociée de l’exercice d’un travail immédiat.
C’est cette protection sociale et économique, véritable « filet anticrise », qui évitera à l’avenir à l’économie américaine de tomber dans la spirale de dépression telle qu’elle le fit entre 1929 et 1932, étant entraînée par une chute de la demande à caractère cumulatif.
Le couplage économie/social s’accompagne de dispositifs de cantonnement de la finance.
Les réformes très profondes engagées par le New Deal, on le sait, n’empêchèrent pas la montée des contestations et les grandes grèves de 1936-1937. Les attentes salariales restèrent, en effet, largement déçues. Là réside la plus grande erreur de Roosevelt : n’avoir pas su ou voulu prendre la mesure des déséquilibres de répartition accumulés dans les années 20.
Alors que la productivité par tête augmentait en moyenne de 5.8% de 1920 à 1930, le salaire réel n’augmentait que de 2.2%. Une accumulation intensive sans consommation de masse ne pouvait qu’aboutir à une gigantesque crise de surproduction. Faute de marchés de consommation suffisants, les profits, qui augmentent de 156% entre 1923 et 1929, s’investirent tout naturellement dans la spéculation à la Bourse de New York[5]. De manière corollaire, les inégalités s’accrurent et en 1932, les 36 mille familles les plus riches possédaient des revenus égaux à ceux de 42% de la population. Sur 27.5 millions de familles, 21.5 ne possédaient aucune épargne.
Sur fond de contestation sociale, le New Deal ne sut pas empêcher la Seconde guerre et céda progressivement la place à une véritable économie de guerre.
Il est donc exact de considérer que le New Deal est donc resté « au milieu du gué », coincé, en particulier, entre un certain conservatisme fiscal et budgétaire et une véritable volonté de réforme, ne parvenant pas à trancher entre des options différentes, les unes favorables à la doctrine de la libre concurrence, les autres à celle sinon de l’administration de l’économie du moins à sa régulation. Ici, il convient de relever qu’un des inspirateurs du second courant de pensée n’est autre que qu’Adolph Berle que les économistes actuels s’intéressant à la question de la gouvernance des entreprises connaissent bien pour avoir été à l’origine de la distinction fondamentale entre actionnaires et parties prenantes de l’entreprise, les premiers n’étant les propriétaires que de leur seul apport. Comme Berle l’aura montré, l’entreprise peut être considérée une entité qui porte, comme institution à part entière, un intérêt collectif. Et Berle de conclure que « le capitalisme ne pourra renouer avec le progrès social que si la logique du marché est subordonnée au contrôle de la démocratie ».
Semi-échec, le New Del aura cependant montré comment doivent s’organiser les relations entre l’économie, le social et le financier pour amorcer la recherche des solutions permettant de sortir des grandes crises du capitalisme.
4. Une nouvelle donne économique, sociale, financière et politique
Nous avons évoqué les champs dans lesquels des réformes financières substantielles pourraient être engagées en relevant que leur conception et leur mise en œuvre ne se fera pas sans que s’expriment des rapports de force multiples et d’intenses luttes de pouvoir.
Les années 80 sont assurément caractérisées par une défaite du salariat, le chômage des années 70 et la crise du travail qui l’a précédé ayant préparé le terrain d’une gigantesque entreprise de déconstruction du rapport salarial symbolisée par les politiques de Margaret Tatcher (1979-1990) et Ronald Reagan (1981-1989). Partout, même si avec des intensités diverses, la part des salaires dans la valeur ajoutée recule. On ne parle pas alors de financiarisation de l’économie. Ce dernier processus marque une nouvelle étape, engagée dans les années 90. Cette nouvelle phase coïncide avec la mondialisation qui est d’abord une façon de se représenter l’économie comme si la rémunération des facteurs dépendait de leur mobilité potentielle. Serait ainsi rémunéré en premier le capital financier (les placements de toutes sortes) parce que volatile, puis viendrait la rémunération du capital productif (les investissements directs). Une fois le capital rémunéré, seraient versés leurs revenus aux salariés les plus qualifiés ou considérés comme tels[6]. La rémunération des travailleurs peu ou pas qualifiés, mis en concurrence généralisée, étant considérée comme un « résidu ».
Contrairement à ce que de nombreux économistes de tous bords auront affirmé, non seulement une telle configuration est hautement instable sur le plan macro-économique mais encore et surtout elle ne peut servir de base au compromis capital/travail. Une nouvelle centralité du rapport salarial doit être inventée autour de la figure du travailleur cognitif.
Il s’agit donc non pas de ressusciter le compromis taylorien-fordiste-keynésien centré sur le dégagement des gains de productivité et leur répartition mais d’envisager un autre compromis autour de la capacité du travailleur cognitif à être autonome et proposer des solutions innovantes en mobilisant ses compétences et celles des autres.
C’est ici que prennent tout leur sens une économie et une société fondées sur la connaissance.
Une telle issue, qui reconnaît que la valeur trouve désormais principalement sa source dans la connaissance, est aux antipodes des conceptions du travail qui considère celui-ci d’abord comme un coût qu’il faut réduire ou socialiser pour maintenir l’emploi (RSA, exonérations de charges sociales).
La figure du travailleur cognitif s’oppose à celle du travailleur substituable ou jetable. Elle est, en revanche, le corollaire du développement d’activités productives fondées sur l’innovation et d’une finance ayant renoncé au principe de liquidité absolue et s’inscrivant à nouveau dans la perspective du financement de l’économie[7].
Cette nouvelle donne économique, sociale et financière est aussi une nouvelle donne politique. Celle-ci revêt quatre caractéristiques : i) elle doit s’inscrire dans le temps long des apprentissages, ii) elle doit prendre en compte non seulement les relations des hommes entre eux mais aussi celles des hommes à la Nature, iii) elle implique une intervention citoyenne directe des travailleurs sur leur lieu de travail et dans les autres lieux de la Cité, iv) elle se joue simultanément sur plusieurs espaces enchevêtrés : local, national, continental et mondial.
Quoique potentiellement utiles si orientés vers la préparation de l’avenir, d’éventuels plans de relance budgétaire ne constituent pas une réponse à la mesure des enjeux. Pire encore, les mesures d’urgence qui viennent d’être adoptées, si elles peuvent rassurer les marchés financiers pendant un certain temps, pourraient, non accompagnées de mesures plus structurelles dont nous avons désigné les champs, aggraver la crise économique par les prélèvements qu’elles risquent de susciter tant sur les finances publiques que sur les ménages.
Mais surtout, faute d’emprunter les voies d’une nouvelle donne dont ne sont esquissés ici que les principes les plus généraux, le capitalisme sortira peut-être momentanément de sa crise actuelle mais ne connaîtra pas la mutation qui semble nécessaire pour assurer le développement des activités productives et au delà l’avenir de nos sociétés.
Une occasion historique aura alors été perdue.
[1] Plusieurs nombreux rapports ont évoqué, il y a déjà plusieurs années, les dangers de la financiarisation et ont proposé des solutions à la fois nationales et au delà de ce cadre. A titre d’illustration, citons le rapport de l’ex-Commissariat Général du Plan « Compétitivité globale : une perspective franco-allemande », Rapport du groupe franco-allemand sur la compétitivité, La Documentation Française, 2001
[2] Voir ici l’ouvrage récent de Eric Rauchway « The Great Depression and the New Deal. A Very Short Introduction », Oxford University Press, 2008.
[3] C'est seulement en 1987, soit plus de 40 ans plus tard, que cette séparation est remise en cause par la Fed qui accepte que les grandes banques commerciales garantissent des placements de titres au service de leurs clients entreprises. C’est cependant en 1999 que la loi Gramm Leach-Bliley abroge les dispositions de 1933. Il convient peut-être de rappeler qu’en France c’est en 1966-1969, soit 20 ans avant les Etats-Unis, que les réformes Debré-Haberer modifient le cadre de la législation bancaire en admettant le principe de déspécialisation des ressources et des emplois des banques, effectuant ainsi un pas décisif vers la banque à tout faire.
[4] On pourra lire avec profit le petit ouvrage de Bernard Gazier « La crise de 1929 », « Que sais-Je ? », P.U.F., 2007.
[5]La crise de 1929 s’est accompagnée d’une véritable hémorragie de crédits. Par le mécanisme des « Call Loans », l’acheteur ne payait qu’une partie de la valeur de l’action (pouvant descendre jusqu’à seulement 10%), le reste étant emprunté par un courtier auprès d’une banque. Les titres « acquis » par les spéculateurs (souvent de petite taille) dans ces conditions devaient être cependant laissés au courtier comme dépôt de garantie. Le risque pour celui-ci était alors celui d’une baisse des cours, réduisant la valeur de la garantie. Dans ce cas, le courtier avait le droit d’exiger un versement supplémentaire ou, à défaut, de liquider le titre.
[6] L’accroissement des inégalités trouve son fondement ou sa justification dans la mondialisation et la corrélation entre vitesse de mobilité et revenu. Comment comprendre autrement, alors que la croissance de la plupart des pays n’excède pas 2 à 3% par an, qu’ une rentabilité sans cesse plus forte est attendue par les détenteurs du capital. De 1966 à 2001, aux Etats-Unis, le revenu médian a progressé de 11%. Le revenu des 10% les plus riches a crû de 58%, celui des 1% les plus riches de 121%, celui des 0.1% les plus riches de 236%, celui des 0.01% les plus riches de 617%. Pendant ce temps, aux Etats-Unis comme ailleurs le nombre de pauvres a progressé, y compris parmi la catégorie des personnes ayant un travail.
[7] Voir l’ouvrage coordonné par Gabriel Colletis et Bernard Paulré « Les nouveaux horizons du capitalisme. Pouvoirs, Valeurs, Temps », Economica, 2008.