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Billet de blog 26 février 2010

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Une reprise en trompe-l'œil

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Une reprise en trompe-l'œil

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Pour Mediapart, le 16 septembre 2009

Gabriel Colletis

Professeur de Sciences économiques

Université de Toulouse 1-Capitole

http://w3.univ-tlse1.fr/LEREPS/

Une reprise…des marchés financiers ?

Depuis plusieurs semaines à présent, la plupart des conjoncturistes, comme la classe politique à quelques rares exceptions près, tant à l'étranger qu'en France, évoquent la fin prochaine de la récession et le retour de la croissance. Nombre journalistes, se départissant de la prudence nécessaire, avancent que la crise de 1929 n'aura pas lieu. Il est vrai que des milliards de dollars auront été déversés ou créés à cet effet par les États comme par les Banques centrales. Le G20 se sera réuni en grande pompe en avril 2009 pour provoquer un "choc de confiance". Il se réunira encore les 24 et 25 septembre prochain et ne manquera pas, lui aussi, d'annoncer une fin prochaine de la crise comme résultat de l'action énergique menée par les Pouvoirs publics (plans de relance, mesures pour encadrer les dérives de la finance).

La véritable reprise, celle que tout le monde peut observer et dont certains peuvent regretter de ne pas en avoir tiré parti, est cependant principalement celle de la Bourse. Le CAC 40, à l'image des autres Bourses du monde, a ainsi augmenté en six mois de 50%, entre son point bas du 9 mars 2009 (2465 points) et ce milieu du mois de septembre[1]. Loin de refléter une reprise de l'activité économique, la forte progression des Bourses dans le monde est le résultat de l'abondance de liquidités placées à nouveau sur le marché des actifs (notamment des actions). Comme l'analyse très bien Jean-Michel Quatrepoint (La dernière bulle, Mille et Une Nuits), une nouvelle bulle est ainsi en train de se former, alimentée notamment par des taux d'intérêt à court terme extrêmement bas.

Une activité économique bien incertaine

L'économie, que certains qualifient de "réelle", continue quant à elle de ne donner que peu d'espoirs d'amélioration en dépit d'une légère reprise d'activité résultant d'un mouvement de reconstitution des stocks. S'agissant de la France, il n'est point besoin d'être un grand économiste pour imaginer les conséquences à venir d'une chute record des investissements des entreprises (-21% pour ce qui est des prévisions pour 2009) et du recul de l'emploi (700 000 emplois détruits dans le secteur privé en 2009 selon les prévisions de l'INSEE). Avant même que la reprise ne soit là, une banque française connue pour les déboires d'un de ses traders, dans une note récente de son service d'études économiques, observe que "les lendemains de crise s'annoncent particulièrement moroses". Cette crise majeure se traduirait par des pertes durables de PIB "potentiel" et de citer comme facteurs négatifs, devant jouer fin 2009 et en 2010, l'endettement des ménages privés, l'explosion des déficits publics et l'envolée de la dette des États, la progression prévisible du chômage pesant sur la consommation des ménages. Sur un terme plus long, la même note souligne que les nécessaires politiques de consolidation budgétaire pèseront sur la croissance cependant que la crise actuelle a mis à jour "l'insoutenabilité des modèles de croissance de certains pays".

Faisant l'hypothèse que les évolutions de la sphère financière ne peuvent durablement être déconnectées de celle de l'économie réelle, nous faisons le pari raisonnable ou logique que la reprise observée sur les marchés financiers pourrait elle aussi ne pas être soutenable.

Une panne prolongée dans le domaine social…

La configuration actuelle de fort clivage (plutôt que de déconnection) entre l'évolution de la sphère financière et celle de l'économie (moins de 1% de croissance prévu pour l'économie française en 2010 et un taux de chômage supérieur à 10%) soulève de nombreuses questions.

Parmi celles-ci l'insistance mise par de nombreux responsables politiques de premier plan, parmi lesquelles le directeur général du FMI, Dominique Strauss-Kahn, mais aussi Christine Lagarde, à prévenir que la "reprise" ne signifiera pas de véritable embellie sur les fronts de l'emploi et du chômage. Curieusement, aucune véritable explication n'est fournie quant à cette double panne.

…dont l'explication pourrait résider dans le principe même d'un capitalisme financiarisé

Nous souhaitons ici proposer quelques explications à une séquence qui paraît avoir cessé de fonctionner : les profits financiers d'aujourd'hui (plus-values et dividendes) semblent ne plus faire les investissements de demain et ne garantissent pas, tant s'en faut, l'emploi d'après-demain.

Une première explication, assez classique, de la non-reprise de l'emploi pourrait être recherchée dans la conjonction d'une croissance économique prévue assez faible et du maintien des gains de productivité. Aussi longtemps que ces derniers restent supérieurs à la croissance de la production, ces gains détruisent mécaniquement des emplois. Cette explication n'emporte cependant pas l'adhésion car on n'observe aucune augmentation très significative de la productivité dans les grands pays industriels[2].Il convient donc de chercher une autre explication.

La deuxième explication, qui recoupe le principe de fonctionnement d'un capitalisme financiarisé, pourrait résider dans le couplage entre deux objectifs que s'assignent les entreprises financiarisées : maintenir, voire, si possible, accroître les profits afin de créer de la valeur actionnariale et, dans un même temps, améliorer la compétitivité. Or, il y a deux façons d'améliorer la compétitivité : l'une consiste à proposer des prix compétitifs et, pour ce faire, tenter de réduire tous les coûts (coût des achats, coût du travail), l'autre est orientée vers un effort de qualité, d'innovation et de différenciation des produits. Sans nul doute, les entreprises choisissent aujourd'hui massivement la première voie (baisse des coûts et concurrence par les prix) car elle leur permet de concilier rentabilité et compétitivité. La seconde voie n'oppose certes pas rentabilité et compétitivité mais impose un horizon de convergence plus long, les actionnaires devant alors accepter qu'une part significative des profits soit réinvestie dans des budgets de R&D et, plus largement, dans des activités innovantes (et par conséquent risquées). Mais cette voie suppose une profonde remise en cause du capitalisme actuel et l'engagement d'un processus de ré-institutionnalisation de l'entreprise comme lieu de compromis entre "parties prenantes" et non plus comme simple support de création de valeur actionnariale.

Une dernière explication du lien altéré entre profits, investissement/croissance et emploi, pourrait concerner la France. La décision présidentielle de défiscaliser les heures supplémentaires afin de favoriser le "travailler plus pour gagner plus" pourrait avoir comme effet pervers d'inciter les entreprises, dans un environnement qui reste très incertain, à ne pas recruter et à préférer répondre à un accroissement fragile de l'activité par une augmentation des heures supplémentaires. Si cette dernière explication a un sens, alors il s'agirait d'une version très particulière d'une thèse selon laquelle la France ou ses dirigeants ferait le choix des salaires contre celui de l'emploi. Des salaires en (faible) progression pour ceux qui ont un emploi, les "insiders", serait préféré à la possibilité, à masse salariale constante, de fournir un emploi à ceux qui n'en ont pas. Un tel choix, comme du reste son inverse (partager le travail "disponible" et partager les revenus), revient à admettre que les revenus salariaux ne peuvent progresser dans le contexte d'une croissance anémiée et de profits néanmoins "garantis".

Comme on le voit, de solides raisons existent pour estimer, en effet, que la reprise constatée des marchés financiers pourrait s'accompagner d'une longue période de progression du chômage. Il n'est pas sûr que ces raisons soient rapidement évoquées par ceux qui sont en charge des responsabilités économiques.


[1] Pour mémoire, le point le plus bas du CAC atteint en 2003 (13 mars) était de 2431 points

[2] Les gains de productivité se sont effondrés depuis plus de trois décennies. Leur progression annuelle est ainsi passée de 5,6% entre 1950 et 1974 à 3,1% entre 1975 et 1989 et 1,7% entre 1990 et 2007. On observera cependant que les gains de productivité dans l'industrie restent supérieurs à ceux du reste de l'économie. Dans la dernière période (1990-2007), ils sont de 3,7%.

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