Pour une approche globale et anthropologique de l’économie
Le Monde, 10 octobre 2009
et aussi :
http://etablissements.ac-amiens.fr/0600001a/SPIP-v1-8-1/article.php3?id_article=7224
Gabriel Colletis
Professeur de Sciences économiques
Université de Toulouse 1-Capitole
http://w3.univ-tlse1.fr/LEREPS/
Un article récent publié dans les colonnes de ce journal a soulevé un débat peu habituel en France autour de la question du savoir en économie et de la capacité des économistes à prévoir si ce n'est l'avenir du moins la possibilité de crises.
Deux éminents collègues, Guy Sorman et Patrick Artus, de sensibilité assez éloignée, ont contribué à ce débat en exprimant chacun son point de vue sur des bases plutôt différentes. Nous souhaitons ici, plutôt qu'analyser ces différences, relever un certain nombre de points communs dans l'exposé de nos collègues. Ces points communs le sont du reste pour la très grande majorité des économistes et expliquent en partie, selon nous, certaines difficultés de la profession à construire des savoirs utiles au débat social.
Pendant très longtemps, les économistes ont cherché à découvrir les "lois" de l'économie. Cette posture supposait que de telles lois, immanentes, existent et que le travail des économistes serait de les révéler. Rares sont les économistes à prétendre aujourd'hui chercher et, a fortiori, avoir trouvé de telles lois. Néanmoins, les économistes dans leur grande majorité adhèrent à l'idée que l'économie est une science laquelle procède par cumul et, par conséquent, d'abord par observation des faits. Guy Sorman peut ainsi, se basant sur la définition de toute science posée par Popper, écrire : "partant des faits constatés, on les mesure, on cherche des récurrences, on en tire des modèles, on soumet ces modèles à la critique et on les confronte à la réalité : la science économique progresse ainsi d'une hypothèse falsifiable à l'autre". Pour notre collègue, si les crises restent imprévisibles, c'est qu'elles cristallisent d'innombrables facteurs que l'on ne sait pas mesurer. Pour Patrick Artus, la sous-estimation ou "l'oubli" de l'exercice de prévision, qui aurait pu conduire à envisager l'hypothèse d'une crise, s'explique d'abord par l'ignorance des faits et celle de la complexité des outils mobilisés, notamment les outils financiers. Les risques systémiques seraient peu analysés et les chaînes causales mal connues alors que l'économie aurait fait d'énormes progrès, théoriques et empiriques, avec l'utilisation de grandes bases de données.
Pour résumer, pour nos deux collègues, la question des faits serait donc la question essentielle. Il s'agirait de les rassembler, de les mesurer, de constituer pour ce faire des bases de données. La difficulté viendrait des facteurs que l'on ne parviendrait pas à mesurer ou des chaînes causales que l'on connaîtrait mal.
Pour nos deux collègues, les "faits" et "données" constituent donc le matériau de base de l'économiste à partir duquel il va mesurer, calculer des récurrences, élaborer des modèles si possible "élégants" et même "beaux".
Quel est ici le problème ? Selon nous, il réside moins dans les modèles eux-mêmes que dans leurs postulats, c'est-à-dire les représentations implicites que ces modèles véhiculent. Postulat général ou de principe tout d'abord : celui d'efficience des marchés. S'agissant des marchés financiers, on peut cependant suivre André Orléan lorsque celui-ci avance que la crise actuelle s'explique en partie par l'inefficience intrinsèque des mécanismes de marché s'agissant de réguler la finance. Sur le marché des actifs financiers (comme sur celui de l'immobilier), lorsque les prix augmentent, cela peut induire des comportements parfaitement rationnels provoquant une hausse et non, comme le voudrait la théorie, une baisse de la demande. La croissance auto-entretenue du prix des actifs condamne par essence toute autorégulation et contribue à la formation de "bulles" dont on peut penser que, loin d'être des "dérives", elles sont, au contraire, avec le dégonflement qui leur est consécutif, constitutives des rythmes de plus en plus courts et brutaux auquel le capitalisme financiarisé soumet l'activité des économies et la vie des sociétés qu'il a "assiégées".
Cependant, il n' y a aucune raison de limiter la réflexion critique aux seuls postulats sur lesquels se fondent les modèles. Il est nécessaire de revenir sur les faits et données eux-mêmes tels que les économistes les appréhendent dans leur grande majorité : des faits et données bruts, supposés neutres donc et décrivant la "réalité" ou le monde comme il serait…
Un des apports essentiels de penseurs d'horizons aussi différents que Michel Foucault ou George Orwell est de mettre l'accent sur la double question des représentations et du langage. En économie, cette question est très largement négligée et les économistes ignorent ou feignent d'ignorer que les statistiques et les indicateurs qu'ils construisent ou manipulent s'appuient sur des représentations du monde. Seuls quelques économistes ayant une solide connaissance à la fois de l'économie et des statistiques ou des mathématiques comme Alain Desrosières (La politique des grands nombres, La Découverte/Poche, 2000) ou Bernard Guerrien (L'illusion économique, éd. Omniscience, coll. "Les essais", 2007) se risquent en France à rappeler que le passage par la quantification, loin de fournir une image neutre des phénomènes, les transforme et les performe. Des grandeurs économiques comme le chômage, l'activité économique, la croissance, les déficits, sont construites, "conventionnelles" et donc sont discutables au sens premier de ce terme. Des langages comme celui, en particulier, de la comptabilité reflètent des représentations, des choix qui sont faits entre représentations concurrentes.
Dans le capitalisme financiarisé, les conventions et le langage expriment une représentation générale qui est celle de la mobilité et de la liquidité, deux propriétés qui concernent la sphère financière mais qui se sont étendues à l'ensemble des sphères sociale et économique. Tout se passe comme si le marché financier constituait l'horizon de convergence unique, le marché du travail étant relégué au rang de marché d'ajustement et le marché des biens au rang de marché auxiliaire (Valérie Charolles, Et si les chiffres ne disaient pas toute la vérité ? Fayard, 2008).
Un tournant cognitif en économie, pour reprendre l'expression heureuse d'André Orléan, suggèrerait d'admettre la prise en compte par la théorie économique des représentations individuelles et collectives et des "croyances sociales" pour penser celles-ci. Loin d'affaiblir le caractère de "science" de l'économie, cela, au contraire, contribuerait à renforcer celui-ci tant il est vrai que l'économie est une science sociale dont les énoncés sont toujours relatifs et discutables.
Le rôle de l'économiste n'est donc pas de formuler des lois abstraites. Il est encore moins de suggérer des règles decontextualisées en prétendant se substituer au politique. Il est d'éclairer les débats en mettant en évidence l'influence du choix entre représentations concurrentes sur la production des normes. Représenter l'entreprise comme un actif liquide est ainsi cohérent avec les normes comptables adoptés ces dernières années. Mais on peut aussi admettre d'autres représentations de l'entreprise et suggérer alors des normes comptables différentes reconnaissant la place du travail et des compétences. Dans ce rôle, modeste mais essentiel, le statut des économistes au service du demos ne peut que sortir renforcé.