Vite ! La revanche des marchés ne peut attendre…
Pour Marianne, le 27 et 28 février 2010
Gabriel Colletis
Professeur de Sciences économiques
Université de Toulouse 1-Capitole
http://w3.univ-tlse1.fr/LEREPS/
"La revanche des marchés" a pu écrire récemment un célèbre économiste et historien dans un grand quotidien du soir. Et de rappeler, preuves historiques à l'appui, que la dette des États ne serait pas sans limite. Conclusion d'apparent bon sens : si les États se sont endettés à hauteur de 11 000 milliards de dollars pour juguler la panique des marchés, l'inquiétude de ceux-ci, pour être "entachée d'excès spéculatifs évidents", n'en est pas moins fondée.
Un autre éminent économiste, dans le même quotidien, quelques jours plus tard, pouvait, à propos de la Grèce, s'exclamer : "Pour en arriver là, il a fallu une bonne dose d'aveuglement collectif. Sur les finances grecques d'abord (…). Qu'une fraude aussi massive ait pu se perpétuer aussi longtemps sans que l'Union déclenche une procédure d'audit souligne à quel degré d'aberration peut conduire le souci de non-ingérence dans la gestion des partenaires".
Et nos deux penseurs de conclure dans le même sens : il convient (rapidement) de s'attaquer désormais aux "déficiences de la gouvernance européenne", de doter l'Europe d'un "gouvernement économique", de "moderniser ses institutions".
Moderniser, moraliser, ne pas décevoir les marchés…
"Moderniser" donc…et aussi "moraliser" les finances publiques, pour reprendre l'éditorial en écho d'un autre quotidien. S'agissant des comptes publics de la Grèce, ceux-ci ressembleraient de plus en plus à un "maquis inextricable, de trucages statistiques en tricheries financières".
Le moindre des mérites de la crise ne serait-il pas finalement de révéler les astuces des États européens pour "embellir" leurs comptes ? Ainsi, aujourd'hui, ces États n'hésiteraient pas à produire les mêmes tours de passe-passe comptables que des entreprises ou institutions ayant en leur temps défrayé la chronique !
Haro sur les États donc ! Et vive la crise grecque qui permet de révéler leur incurie coupable, même si celle-ci a pu être utile pour juguler la panique des marchés (et sauver le système bancaire).
Les marchés vont pouvoir prendre leur revanche et nous allons tous oublier à jamais Enron, Parmalat, les actifs toxiques des banques quelque peu dissimulés et en mal d'évaluation, la géométrie variable des normes comptables, la masse gigantesque des produits dérivés dont le contrôle est si bien assuré, les paradis fiscaux dont les listes s'allongent pour se contracter ensuite, la finance "fantôme"…
"Ne pas irriter ou décevoir les marchés". Telle est la nouvelle devise qui semble s'imposer à des États pressés d'émettre des signaux positifs. Même si ceci ne change pas fondamentalement à court-moyen terme la situation des comptes publics, réformer les retraites semble être un de ces signaux que les marchés attendent, mieux, exigent.
Une instrumentalisation de la Grèce ?
Et si la Grèce, par une nouvelle ruse de l'Histoire, était (à nouveau) instrumentalisée ? Et si la Grèce jouait le rôle de laboratoire pour tenter de faire passer en force une série de réformes au but plus ou moins avouable ou encore expérimenter des solutions "innovantes" ? Est-on bien sûr que l'enjeu réel est le rétablissement des comptes publics de ce pays ?
Qu'attend t'on de ce pays mis "sous tutelle", devant accepter que des délégations de l'Union européenne et du FMI se penchent sur ses finances ? Ce, pour les expertiser et s'assurer ensuite que les "engagements" pris par Athènes seront respectés "ri-gou-reu-se-ment". En échange de quoi, la Grèce pourrait bénéficier, demain, peut-être, d'un soutien dont le contenu n'aura jamais été précisé. Résumée, la formule semble être celle-ci : des contraintes très concrètes et très immédiates en contrepartie d'un éventuel soutien ultérieur dont la teneur n'est pas connue. Du jamais vu !
Alors que le FMI recommande le maintien des mesures de soutien budgétaire en 2010 afin de ne pas fragiliser une croissance incertaine et anémique, en ce qui concerne la Grèce, foin d'un tel risque. Il s'agit de mettre en œuvre, sur le champ, et avec des contrôles serrés, toute une série de mesures dont l'objectif serait de faire passer le déficit public de 12 à 8% du Pib dès la fin de cette année. Le but serait de le ramener à 3% en 2012.
Des mesures concrètes et contraignantes
Comment se présentent les principales mesures prises par le gouvernement grec[1], sous tutelle donc ? Le premier train de mesures (janvier) a consisté en un abandon des mesures de relance (1.3% du Pib), une baisse des dépenses de fonctionnement et des salaires des fonctionnaires, le quasi-gel des embauches dans la fonction publique ainsi qu'une réduction des CDD (0.7% du Pib), une diminution, enfin, des dépenses militaires mais aussi hospitalières (0.5% du Pib). Côté recettes, le premier train de mesures prévoit une augmentation des recettes fiscales résultant de la lutte contre l'évasion fiscale, de l'augmentation des taxes sur les produits pétroliers, le tabac, les téléphones portables et les propriétés (2.1%). Seul poste qui semble échapper à cette première cure : les dépenses d'éducation et d'investissement qui augmentent (0.5% du Pib).
Un second train de mesures dites "supplémentaires" a été décidé en février pour "rassurer les marchés" et contenter les chefs des autres États européens et les dirigeants de l'Union en échange de leur soutien "politique et psychologique" : la réforme des retraites (recul de deux ans de l'âge moyen de départ à la retraite d'ici 2015), l'augmentation des taxes (une hausse de la TVA est envisagée), l'imposition de certains métiers de service : taxis, stations services, kiosques. La Grèce serait désormais "dos au mur", devant répondre à un déficit budgétaire et de crédibilité alors qu'elle envisagerait de lancer un nouvel emprunt obligataire dans les prochains jours. La prime de risque aujourd'hui imposée à la Grèce -en lien avec la dégradation de sa "note" par les agences de notation- est synonyme d'un taux de ses emprunts de 3.2 points de pourcentage supérieur au taux exigé de l'Allemagne. Sur la base d'un emprunt qui pourrait être de 5 milliards d'Euros sur 10 ans, cette prime de risque, seule, lui coûterait environ 185 millions d'Euros par an.
Aller plus loin mais vers où ?
Comment ne pas voir le paradoxe de marchés aggravant le déficit grec, dont ils exigent, par ailleurs, la diminution ?
Comment ne pas prendre en compte le risque de récession dans laquelle ce pays va se trouver plongé pendant une longue période du fait des mesures de restriction budgétaire qui vont toucher aussi la grande majorité des ménages ? Risque dont on comprendra qu'il a toutes les chances de ruiner toute perspective de rétablissement des comptes publics.
Les issues alternatives proposées pour la Grèce et les pays frappés par la crise de l'Euro par certains économistes est édifiante : le retour aux déflations dures des années 30 ou bien une "innovation keynésienne et européenne". Cette innovation serait l'équivalent d'une dévaluation "interne", avec une baisse immédiate de 10 à 30% selon les cas (la Grèce étant un cas "extrême" devrait sans doute aller à 30%) des prix et des salaires, baisse suivie d'un gel de ceux-ci pendant trois mois. "Seuls" écueils : l'augmentation corollaire du prix des biens importés et celle de la dette. Cette seconde augmentation serait, pour ces économistes, compensée par des transferts équivalents issus d'un redéploiement des budgets actuels (fonds structurels, politique agricole commune) de l'Union européenne…
Un tel redéploiement ne manquerait pas de se faire attendre. Il en irait de même d'une diminution très hypothétique des prix alors que les prix des produits importés augmenteraient instantanément sans que ne soit garanti un regain de compétitivité des produits grecs sur le marché intérieur (du fait, le plus souvent, de l'absence de produits grecs équivalents). Il y a fort à parier, en revanche, que la baisse des salaires serait, elle, (si l'on suivait ces économistes), mise en œuvre sans tarder et avec détermination afin de "rétablir les grands équilibres du pays".
Des apprentis sorciers de tous bord sont désormais au chevet de la Grèce. Ils ont déjà obtenu une réforme des retraites, des baisses conséquentes de la dépense publique, une augmentation de la pression fiscale. Le tout sans contrepartie effective aucune pour ce pays hors la poursuite de conditions léonines pour ses emprunts et le risque d'une récession aggravée. Aujourd'hui, si d'aucuns, particulièrement nombreux, songent à pousser plus avant l'intégration européenne, d'autres proposent de faire de ce pays une sorte de laboratoire monstrueux d'un keynésianisme défiguré. A défaut d'être entendus, ils auront aidé à convaincre du caractère modéré ou raisonnable des mesures déjà prises, dont on peut penser qu'elles enfonceront le pays dans la récession plus sûrement qu'elles ne l'aideront à rétablir ses finances publiques.
Une vaste offensive pour promouvoir les intérêts de la finance spéculative
Après la Grèce, quelle sera la cible des marchés ? L'Espagne, l'Italie, l'Irlande, le Portugal ?
La France ? Tous ces pays sont déjà accusés de finances publiques déséquilibrées et d'artifices comptables. Le directeur de l'agence France Trésor, qui gère le compte de la dette de l'État français, a du expliquer il y a quelques jours que la France n'utilisait que des instruments "conventionnels"…
A quand les États-unis eux-mêmes ? Les pressions pour que soient diminuées les dépenses publiques et le déficit sont considérables et le Président Obama a du déclarer : il est « primordial de maîtriser les déficits budgétaires accumulés depuis trop longtemps ». Ce, afin de ne pas « mettre en péril le rétablissement économique » du pays.
Surtout, les banques américaines, participant à toutes les spéculations et n'oubliant pas leur pays dans cette noble perspective, se font menaçantes. Elles ont prévenu que si le projet du Président américain d'interdire aux banques commerciales (qui ont reçu des milliards de dollars du contribuable et ont été abreuvées de liquidité bon marché par la Réserve fédérale) de spéculer sur les marchés pour leur propre compte et de commercer avec les hedge funds va à son terme, elles n'hésiteront pas à pratiquer le regulatory arbitrage. C'est-à-dire, en bon français, à chercher ailleurs la réglementation la moins contraignante. En d'autres termes à rechercher d'autres cieux pour installer leurs activités. Singapour, Dubaï sont souvent citées comme des places idéales, même si, on s'en souvient, la seconde a connu récemment quelques difficultés.
Cette vaste offensive, à un moment où de nombreux indices laissent à penser que la reprise se transforme en "recrise", montre que le monde de la finance n'entend accepter aucune entrave à ses activités de spéculation. Après avoir longtemps spéculé sur la Bourse et sur les marchés immobiliers, inclus dans leur champ les matières premières et énergétiques, puis les biens de base alimentaires, les financiers et autres spéculateurs s'attaquent aujourd'hui aux États. Mais cette fois, l'attaque n'est pas seulement portée avec des moyens financiers. Elle est appuyée par un lobbying puissant et d'intenses moyens idéologiques. Ces moyens leurs sont donnés par certains des plus brillants représentants du monde universitaire qui ne cessent de rappeler que seuls les marchés sont efficients. Ceux qui, comme Stiglitz ou Krugman, voire Allais en France, ont émis quelques doutes sur cette proposition, sont qualifiés d'idéologues ayant oublié qu'ils devaient servir la science. Mais laquelle ? La seule, l'unique, celle des marchés par essence "optimaux" ?
[1] Crédit Agricole, Direction des Études économiques, Eco News, n°142, 22 février 2010