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Billet de blog 29 juillet 2012

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Pas de croissance durable sans une industrie forte

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Interview réalisée par Dominique BERNS publiée dans Le Soir du samedi 28 avril 2012.

Version longue http://www.lesoir.be/actualite/economie/2012-04-28/pas-de-croissance-durable-sans-une-industrie-forte-912471.php

« Pas de croissance durable sans une industrie forte »

L’économiste français Gabriel Colletis fait entendre une autre voix dans le concert de solutions prônées pour sortir de la crise. Son mot d’ordre, c’est la réindustrialisation. Entretien

DR

D’urgence, réindustrialiser l’Europe. Tel est le credo de Gabriel Colletis. Il n’y aura pas, assure-t-il, de croissance durable, dans les deux sens du terme, sans une industrie forte. C’est pour l’avoir oublié que les Etats-Unis, la France et… la Grèce sont aujourd’hui dans la mouise. C’est, au contraire, pour avoir toujours entretenu son tissu industriel que l’Allemagne fait mieux, aujourd’hui, que ses partenaires. Mais laissons la parole à l’économiste toulousain, en guise d’apéritif à la lecture de L’urgence industrielle !, un essai à lire… d’urgence.

Portrait

Gabriel Colletis

Ce n’est pas un économiste médiatique. Il est presque sûr d’ailleurs que vous n’avez jamais entendu le nom de ce professeur de l’Université de Toulouse I. Spécialiste de l’économie industrielle, il est aussi vice-président de l’Association française d’économie politique et membre du Lereps, le Laboratoire d’étude et de recherche sur l’économie, les politiques et les systèmes sociaux. Son dernier ouvrage, L’urgence industrielle !, paru aux éditions Le Bord de l’Eau, tombe à point nommé, alors que l’Europe s’interroge sur la manière de relancer la croissance économique.

Face à la crise en Europe, deux camps s’opposent. Pour les uns, toujours majoritaires (en tout cas dans les traverses du pouvoir), il faut assainir les finances publiques et mettre en œuvre des réformes structurelles qui permettront de « débrider la croissance ». Pour les autres, l’austérité généralisée va plonger l’Europe dans la dépression. Ils en appellent donc à des « politiques de relance » (sans bien préciser les moyens et les recettes). Vous sympathisez avec ceux-ci, tout en estimant qu’ils… « ratent leur objectif » ? Et, d’une phrase, vous ouvrez, semble-t-il, une autre piste : « Cette crise, écrivez-vous, est en très large partie liée au sous-développement croissant des activités productives – et non au prétendu excès des dépenses publiques. » Que voulez-vous dire ?

L’idée qu’il serait nécessaire de poursuivre et d’accentuer l’austérité est de plus en plus remise en cause. La politique d’austérité casse la croissance et empêche le retour à l’équilibre des finances publiques. Là, je suis d’accord. Mais je constate qu’on confond trop souvent croissance et développement. Pour que la croissance soit durable, au sens où elle se perpétue sur le long terme, et pas seulement soutenue par des adjuvants à court terme, l’économie doit se développer. Et cela ne peut se faire que par le développement des activités productives et, en particulier, de l’industrie. Or, curieusement, les économistes semblent estimer que s’agissant des pays développés, la question du maintien et de l’amélioration des capacités productives est devenue un objectif secondaire.

Ils se trompent ?

Oui. Et ils portent une responsabilité très lourde dans nos problèmes actuels. En particulier, Colin Clark, au Royaume-Uni, et Jean Fourastié, en France ont développé et popularisé la thèse selon laquelle le développement pouvait être analysé comme le passage du secteur primaire au secteur secondaire puis, dans un deuxième temps, le passage du secondaire au tertiaire. Il fallait donc accepter le déclin des activités de production et le basculement vers une économie de services, qui marquerait l’entrée dans la modernité. Ce fut une erreur gravissime, que des générations d’économistes ont avalée à la petite cuillère. Or que constatons-nous ? Que les pays qui souffrent le plus dans la crise actuelle sont ceux qui ont négligé leurs activités industrielles : les Etats-Unis, la France, l’Espagne… Mais aussi la Grèce. Si vous demandez pourquoi l’économie grecque est dans une crise aussi profonde, on vous répondra : « Mauvaise gestion des finances publiques ». Mais, fondamentalement, le problème grec s’explique par le fait que la grande majorité des produits que les Grecs consomment – même l’agroalimentaire ! – sont importés. D’où un déficit commercial énorme. En comparaison, regardez l’Allemagne. On vante la meilleure situation des finances publiques allemandes. Mais la meilleure santé relative de l’Allemagne tient au fait que la croissance allemande

est tirée par les exportations – ce qui n’a été rendu possible que par la force de l’industrie allemande. Il y a un lien, le plus souvent ignoré, entre croissance à long terme, développement et existence d’activités productrices et, en particulier, d’une industrie forte.

À juste titre, certains économistes évoquent des déficits jumeaux pour montrer le lien qui existe entre déficit de la balance commerciale et déficit public. Un déficit de la balance commerciale a un effet négatif sur la croissance. Il peut signaler que le niveau des exportations est insuffisant ou que les importations se substituent à la production nationale. Dans les deux cas, il s’ensuit un manque à gagner en termes de production. Ce manque à gagner est synonyme de moindres ressources fiscales en raison de revenus qui ne sont pas réalisés. Évidemment, s’il y a des déficits jumeaux, il y a aussi des excédents jumeaux.

Vous n’êtes pas seul à plaider l’urgence industrielle. Mais vous contestez l’argument selon lequel la modération salariale constitue la condition sine qua non au rétablissement de la compétitivité et au renforcement du tissu industriel. C’est pourtant l’argument massue de ceux qui vantent le modèle allemand…

On nous répète que le succès de l’Allemagne est lié à la modération salariale, à la mise en place d’une TVA sociale qui a permis de réduire les cotisations patronales de sécurité sociale. Cette analyse est complètement erronée pour deux raisons fondamentales. Première raison : ce discours suggère que la compétitivité allemande est essentiellement une compétitivité par les prix et donc, par les coûts. Or elle est tout sauf cela. Nonante pour cent des exportations allemandes sont totalement inélastiques aux prix. Car les entreprises allemandes vendent des produits de qualité, innovants, adaptés aux besoins de leurs clients. Mais alors, direz-vous, pourquoi les Allemands se sont-ils imposé une telle modération salariale et un tel bouleversement des équilibres sociaux ? La réponse est simple. La modération salariale et la réduction des cotisations sociales ont permis aux entreprises allemandes d’atteindre un niveau de marge bénéficiaire plus élevé et, par suite, un niveau de dividendes mieux aligné sur les normes en vigueur dans les autres pays, en particulier la France et les États-Unis. Il y a dix ans, la marge des entreprises allemandes était parfois plus faible et les dividendes, surtout, sensiblement inférieurs.

Les entreprises alOlemandes, après l’élargissement de l’Union, ont également délocalisé une partie de leur production dans les pays d’ex-Europe de l’Est, où elles pouvaient trouver une main-d’œuvre de qualité à un coût bien moindre…

Et cela, pour la même raison. Mais – et c’est ma deuxième objection – les investissements directs à l’étranger (IDE) des entreprises allemandes sont, en valeur absolue, deux fois moins importants que les IDE des entreprises françaises, alors que la valeur ajoutée industrielle des firmes allemandes est deux fois plus élevée. Ce qui nous donne un ratio de 1 à 4. Autrement dit : les entreprises allemandes investissent principalement en Allemagne, alors que les entreprises françaises investissent massivement à l’étranger. Pourquoi ? On ne peut pas expliquer une telle différence par une différence finalement « millimétrique » entre les coûts salariaux en France et en Allemagne. En réalité, la spécialisation des entreprises françaises sur le bas et le moyen de gamme, où la concurrence se joue avant tout sur les prix et les coûts, pousse à la délocalisation. On peut prendre l’exemple des constructeurs automobiles allemands, qui ont augmenté le nombre de véhicules assemblés en Allemagne, pendant que leurs concurrents français et italiens réduisaient la production, respectivement, en France et en Italie.

Vous prônez une politique industrielle. Or le terme semble avoir mauvaise presse auprès de la majorité des économistes qui ne l’étudient plus et nous répètent que l’État ne peut choisir les « gagnants », qu’il faut laisser cela au marché – au-delà de la formation de la main-d’œuvre, de l’aide à la R&D, et de la diminution de la fiscalité sur les entreprises. Pour vous, qu’est-ce que serait une véritable politique industrielle ?

Commençons tout d’abord par dire ce que la politique industrielle ne saurait être. Vous aurez deviné que je ne souscris pas à la thèse selon laquelle il suffirait de réduire les coûts salariaux pour améliorer la compétitivité industrielle. La compétitivité par les prix est celle des entreprises ou des territoires en incapacité de se différencier par la qualité de leurs produits. Ainsi la suppression de l’indexation des salaires sur les prix ne me paraît ni indispensable ni souhaitable pour améliorer la compétitivité de façon durable. L’indexation sur les prix est aujourd’hui possible car ceux-ci évoluent de manière modérée du fait de la pression à la baisse du prix des produits manufacturés. S’agissant de politique industrielle, il convient de dire qu’il n’y a pas de solution miracle, mais un ensemble de solutions, multiples et dont la cohérence globale doit être différente. C’est tout l’enjeu de la politique industrielle. Premier point, s’entendre sur ce que l’on veut développer ou redévelopper : un système productif. C’est d’abord une combinaison d’industries et de services aux industries. Mais c’est plus que cela. C’est un « système » : autrement dit, ce qui importe, ce sont moins les différents acteurs considérés individuellement que les relations entre ces acteurs. Une véritable politique industrielle ne consiste pas à soutenir telle ou telle entreprise

individuelle…

C’est pourtant la stratégie suivie par votre pays, la France, qui a longtemps tout misé sur ses « champions nationaux »…

Au contraire, la politique industrielle doit viser à densifier le tissu économique – et donc les rapports entre les différents acteurs : entreprises, des plus grandes aux plus petites, universités, services de formation, etc. Deuxième point : la nécessaire croissance. On ne dit pas assez que la faiblesse de la croissance est l’une des causes essentielles de la désindustrialisation. Là aussi, l’exemple français est très parlant. La panne de la croissance et du développement dure, en France, depuis près de 25 ans. Or quand la croissance est trop faible, les grands groupes vont chercher la croissance ailleurs.

Troisième point : il faut ensuite comprendre qu’on ne va pas favoriser le développement d’un nouveau système productif par le chaos social. Le « rempart de la productivité » ne nous protège plus. Cela signifie que les entreprises doivent se développer par l’innovation dans des segments où la compétitivité se joue peu sur les prix. Or l’entreprise innovante doit s’appuyer sur les compétences de ses salariés ; et les reconnaître. Elle ne peut pas considérer que le travail est uniquement un coût, qu’il faut réduire, une variable d’ajustement. Il va falloir rechercher un nouveau compromis social. On pourrait donc envisager des formes nouvelles d’indexation des revenus versés par les entreprises sur l’innovation dans ses différentes dimensions : nouveaux produits, nouvelles façons de produire, nouvelles formes d’organisation. On aurait là un compromis gagnant/gagnant : des firmes qui innoveraient et seraient, par conséquent, plus performantes ; des salariés dont les compétences et l’implication seraient reconnues…

Mais nos pays ne sont-ils pas pris au piège ? Vous parlez de relancer la croissance et de nouer un nouveau compromis social. Et cela revient, si l’on vous a bien compris, à mieux payer les travailleurs. Comment cela serait-il possible s’il faut simultanément améliorer la compétitivité ?

La compétitivité – et, en particulier, la compétitivité des prix – est une dangereuse obsession. Les exportations sont importantes, c’est exact. Mais il faut recentrer la production sur les besoins intérieurs. Qui sont, dans nos pays, immenses et globalement mal satisfaits. Et je parle bien des besoins fondamentaux. La nutrition : peut-on dire qu’on se nourrit de mieux en mieux ? Non. Nous consommons des produits agroalimentaires de mauvaise qualité ; et le développement de l’agriculture raisonnée ou biologique est bridé par un problème de pouvoir d’achat. Le logement : le parc est vétuste, et le bilan énergétique est déplorable. La mobilité : on a favorisé le développement insensé de la voiture et du transport aérien en Europe, au détriment du ferroviaire, dont l’empreinte carbone est meilleure. On peut multiplier les exemples. Potentiellement, les marchés sont gigantesques.

Et donc le potentiel de croissance ?

Oui. Et c’est très important comme nous l’avons vu précédemment à propos des grands groupes qui sont allés chercher la croissance là où elle était et ont désinvesti du territoire français.

Vous dénoncez la « croissance verte » comme une illusion. Pourquoi ?

Je n’aime pas ce concept. Parce qu’il suggère qu’il faudrait développer un nouveau secteur. Or, le développement concerne l’ensemble des activités productives. Par ailleurs, la « croissance verte » repose toujours sur une conception anthropocentrée – et partant, réductrice. Il existe une conception plus riche, plus humaniste : l’homme fait partie de la nature ; son rôle est de la protéger – et de protéger les équilibres naturels. Et non de la mettre à son service. C’est l’ensemble du paradigme qu’il faut faire évoluer. Et aussi notre conception de l’entreprise. Dans les années soixante, le manager était considéré comme un super-technicien, qui devait arbitrer entre les intérêts des actionnaires et ceux des autres parties prenantes – salariés, fournisseurs, collectivités locales… –, tout en visant l’intérêt à long terme de l’entreprise. Malheureusement, les actionnaires ont trouvé dans les bonus et, plus encore, dans les stock-options, un outil efficace, mais pervers, pour aligner l’intérêt du manager sur le leur et l’amener à développer une stratégie maximisant la valeur actionnariale. L’entreprise n’est plus qu’un actif liquide. Contre cette évolution, il faut une institutionnalisation politique et juridique de l’entreprise, qui lui confère des organes de gestion distincts. Car les actionnaires ne sont pas – ou ne devraient pas être – les seuls «

propriétaires » de l’entreprise.

C’est une révolution que vous prônez…

Je préfère dire un changement de paradigme. Mais il ne faut pas attendre le changement par le haut. Sous l’impulsion, par exemple, d’un autre président de la République. La société civile doit se mobiliser. Dans la cité, dans les entreprises. Car il faudra lutter contre les intérêts de ceux qui souhaitent que rien ne change. Le « New Deal » n’a pas été élaboré par un quarteron d’économistes ou par un président – Roosevelt, en l’occurrence – éclairé. Il s’est fait au travers de conflits sociaux et d’une mobilisation populaire très forte. À chaque fois que nos sociétés ont progressé, c’est au travers de la mobilisation du corps social.

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