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Billet de blog 30 septembre 2022

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Drogue, géopolitique et traditions : le changement de paradigme proposé par Petro

Du 5 au 7 octobre prochain aura lieu à Lima l'Assemblée Générale de l'OEA. La posture et le discours novateur des représentants actuels de la Colombie, un pays qui a toujours occupé la place de “grand allié” des États-Unis est à suivre : ils pourraient représenter cette nouvelle ère, encore mal définie, de la gouvernance mondiale invoquée par le président de l'Assemblée Générale de L’Onu.

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Le début des relations entre l'Organisation des États Américains (OEA) et Petro fut plutôt tendu. Le représentant de la Colombie devant l'organisation était en effet absent lors de la Session Extraordinaire qui devait condamner les violations aux droits de l'homme perpétrés par le gouvernement du Nicaragua. Cette absence fut justifiée par la Colombie dans un communiqué officiel pour des “raisons à la fois stratégiques et humanitaires et non idéologiques” (1). La semaine prochaine, la Colombie aura l'occasion de dévoiler peut être devant l'Assemblée Générale de l'OEA un nouveau cap dans sa politique au niveau régional. L'enjeu est de taille puisque l'existence même de l'OEA est étroitement liée à l'histoire de la Colombie.

L'OEA est en effet une organisation née à Bogotá peu de temps après le Bogotazo du 9 avril 1948, journée où de violents affrontements secouèrent la capitale colombienne à la suite de l’assassinat du populaire tribun Jorge Eliécer Gaitán. Les affrontements qui suivirent l'assassinat de Gaitán arrêtèrent pendant quelques jours la IX Conférence Panaméricaine qui s'est tenue à Bogotá entre le 30 mars et le 2 mai 1948 et à laquelle assistait le secrétaire d’État américain, George Marshall. Marshall est celui qui donna son nom au plan qui devait permettre à l'Europe, grâce à l'aide économique américaine, de se reconstruire après la seconde guerre mondiale. Le plan Marshall fut adopté par le président Truman le 3 avril 1948 et signa ainsi l'engagement des États-Unis dans les affaires du monde pour la première fois. Son objectif fut de cultiver la popularité des États-Unis chez leurs alliés pour éviter que l'Europe ne tombe sous influence soviétique et ainsi, l'aide économique devint vite une arme pour instaurer la super puissance politique et idéologique américaine. La IX Conférence Panaméricaine fut certainement perçue par les États latino-américains comme une occasion pour pousser les États-Unis à aussi mettre en place un programme d'aide économique pour l'Amérique Latine, ce à quoi s'opposaient les États-Unis. Le Bogotazo fut donc récupéré par les États-Unis comme un événement propre à la Guerre Froide (ce qu'il n'était pas, comme le prouve la correspondance de la CIA de l'époque (2)). Ainsi, lors de la création de l'OEA le 30 avril 1948, avançant ce prétexte d'une menace communiste dont le Bogotazo que les représentants avaient vu de leurs propres yeux pouvait être la preuve, les États-Unis réussirent à imposer leur volonté. Le 9 avril 1948 marqua donc l'histoire colombienne mais aussi l'histoire latino-américaine puisque l'OEA, qui se voulait un instrument de l’interventionnisme américain pour contrer la menace communiste, devint un des piliers de l'impérialisme politique qui visa à défendre les intérêts économiques des États-Unis dans le continent. Sa charte est en quelque sorte l'acceptation par les pays américains de la doctrine Monroe.

La Colombie est depuis la création de l'OEA un des grands alliés des États-Unis. Mais, le nouveau président colombien pourrait bien changer le cap puisque son discours géopolitique est en rupture avec la tradition de l'oligarchie colombienne. Sa posture pourrait donc représenter un grand chamboulement dans la géopolitique du continent américain et ce notamment dans le domaine de la perception de la lutte contre les drogues.

Illustration 1
Illustration dans la Nueva crónica y buen gobierno © Guaman Poma de Ayala

En effet, le 20 septembre dernier, devant l'Assemblée Générale de l'ONU (3), Petro a décrit la Colombie comme un paradis terrestre dont la magie et les papillons jaunes de García Márquez sont depuis plus de 40 ans remplacés par l'horreur et la mort. Le choix du président du pays dont le nom évoque dans tous les esprits le trafic de drogue fut courageux, voire téméraire, puisque voulant montrer que le peuple colombien est un peuple meurtri habitant une terre où le sang a remplacé l'eau limpide et où l'horreur a remplacé la magie, Petro décida de réhabiliter la coca. D'après Leonor Zabalata(4), la leader arhuaca nommée par Petro ambassadrice de la Colombie devant l'ONU, pour son peuple, la coca est une plante exceptionnelle et sacrée puisqu'elle est féminine: elle accompagne et complète les hommes qui la portent quotidiennement et lors des cérémonies. Cette perception du monde et de ses éléments s'oppose fermement aux politiques dévastatrices envers les traditions en Amérique qui a commencé avec lʼarrivée des Européens, lorsque la coca fut dépouillée de son aspect sacré et ne fut autorisée que parce qu'elle représentait un outil permettant aux Indiens de tenir les longues journées de travail imposées par les autorités espagnoles. L'opposition colombienne, aux yeux de laquelle Petro restera toujours un ancien guérillero, a cru entendre dans son discours à l'ONU la “rancune et (la) haine”. Andrés Pastrana, ancien président de la Colombie, a même accusé Petro d'être un “défenseur de la cocaïne”, une accusation reprise par des médias espagnols plutôt conservateurs qui n'ont peut être pas les outils nécessaires pour distinguer la coca de la cocaïne(5). Parce que si la coca est une plante sacrée, la cocaïne, elle, est un poison obtenu grâce à un processus chimique avec des substances diverses, des médicaments ou des pesticides plus ou moins dangereux. Cette drogue des individualités fut l'objet de la critique morale développée par Petro. Son analyse rappela d'ailleurs ce qu'indiquait au XIXe siècle Baudelaire dans son essai sur ces paradis artificiels qui permettent à l'être humain de trouver un “miroir magique où il est invité à s'admirer lui-même, à alimenter son orgueil démesuré en observant son imagination sans la faculté d'en profiter”(6). Ce faux bonheur éphémère est celui que critique Petro et qui s'explique d'après lui par le besoin d'oublier la solitude que “ leur propre société (...) les conduit à vivre”. L'éloge de Petro à la feuille de coca est donc un choix plus que pertinent puisque dans son utilisation par les peuples indigènes, la coca crée un partage, un échange, un espace familial, ce qui est totalement contraire à l'individualisme de notre société de consommation, une société qui n'a pas laissé de place pour la construction de citoyens qui pourraient contribuer au développement du partage et de la solidarité.

Alors, quel que soit l'impact de ce nouveau discours de la Colombie, son président aura au moins réussi à citer dans les débats une vision qui pourrait semer dans les esprits des décideurs une nouvelle graine pour la réflexion sur la gouvernance mondiale. Et peu importe que ce discours soit entendu et pris en compte plutôt demain qu'aujourd'hui parce que, tout comme la terre qui nous nourrit, l'esprit des hommes est un terrain fertile dans lequel cette graine pourra germer et, peut être, faire de notre planète un lieu harmonieux pour les générations à venir.

  1.  Comunicado de prensa en relación a la Resolución sobre Nicaragua en el Consejo Permanente de @OEA_oficial

  2. Correspondance utilisé dans l'étude de Juan Sebastián Salagado, “La guerra fría llega a América Latina: la IX conferencia panamericana y el 9 de abril”, Análisis Político, vol.26, no.79, Bogotá, Sept./Dec. 2013. http://www.scielo.org.co/scielo.php?script=sci_arttext&pid=S0121-47052013000300002

  3. Lien vers l'allocution de Gustavo Petro à l'Assemblée Générale de l'ONU le 20 septembre 2022: https://www.pressenza.com/fr/2022/09/gustavo-petro-aux-nations-unies/

  4. Dans nombreuses interventions, Leonor Zalabata a défini ce qu'est la coca pour son peuple et sa définition reprise par exemple dans le podcast Coca, la mata que no mata.

  5. Andrés Pastrana A (@AndresPastrana_) du 20 septembre 2022 relayé par Semana: https://www.semana.com/politica/articulo/verguenza-petro-se-declara-en-la-onu-como-el-gran-capo-defensor-de-la-cocaina-andres-pastrana/202236/. Le media espagnol 7NN et relayé dans https://www.pulzo.com/mundo/gustavo-petro-recibe-burlas-cadena-espanola-vinculada-politica-PP1927370

  6. Passages tirés de Charles Baudelaire, Les paradis artificiels (1860). https://www.poetes.com/textes/baud_par.pdf

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