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Billet de blog 4 octobre 2020

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Cachez ce point médian/téton/nombril que je ne saurais voir

Ce billet rapproche plusieurs événements de l’actualité récente, puisqu’ils se sont déroulés lors des deux dernières semaines – un rapprochement qui éclaire les différents regards sur la visibilisation des femmes et de leur corps dans la société française. Avertissement : Ce texte contient des points médians.

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Illustration 1
Liberté guidant le peuple (détail - poitrine de Marianne) © Delacroix

 Commençons avec la tribune publiée par le magazine Marianne le 18 septembre dernier, dont le titre quelque peu racoleur prévenait : « Une "écriture excluante" qui "s’impose par la propagande" : 32 linguistes listent les défauts de l’écriture inclusive ».

Cette tribune reçut un large écho dans le réseau de sociolinguistes dont je suis membre, à tel point qu’un groupe de collègues décidèrent d’y répondre par leur propre liste signée par 65 linguistes, publiée dans un article de Médiapart le 25 septembre : « Au delà̀ de l’écriture inclusive : un programme de travail pour la linguistique d’aujourd’hui ».

Mais que représente exactement ce point médian -aussi appelé point du milieu- qui reste en travers de la gorge de certain.e.s ?

C’est vrai qu’on aura tout entendu sur l’écriture inclusive, entre autres que ça entravait la lecture, que c’était « laid », voire « monstrueux », pis encore : une injure faite à notre « trésor national », la langue française (parce qu’on ne parle pas français ailleurs ?) », bref une obscénité imposée par des linguistes féministes hystériques (hélas, on l’a entendu…). D’autres ont vu dans le point médian le symptôme orthographique d’une société de la bien-pensance ou la culminance des affres du politiquement correct. Une réaction quasi-épidermique qui étonne les auteur.e.s de la tribune publiée sur Médiapart :

« Leur crispation obsessionnelle sur les abréviations utilisant des points médians nous étonne. Nous sommes navrées qu’elles offrent de la linguistique une vision rabougrie, nous sommes ennuyées par leur prétention à dicter l’usage - en complète contradiction avec leurs propres travaux -, nous sommes pantoises devant leur renoncement à se saisir des problèmes auxquels les francophones cherchent aujourd’hui des solutions. »

Pendant que nous nous querellions sur la pertinence du point médian, d’autres conflits prenaient place dans le giron (sans jeu de mot) de l’Éducation nationale.

Le 14 septembre déjà, le ministre Jean-Michel Blanquer répondait au mouvement de lycéennes qui se seraient vu refuser l’entrée de leur établissement et à qui on aurait reprochés une tenue non « décente », si ce n’est « provocante » : « il suffit de s’habiller normalement » (sur BFMTV) ou encore « Chacun peut comprendre qu’on vient à l’école habillé d’une façon républicaine » (sur RTL). Pas facile de savoir ce qu’on entend par ‘s’habiller normalement’, ‘s’habiller de façon républicaine’ encore moins (porter le bonnet phrygien ?). Pour nous informer davantage au sujet des tenues incriminées, l’Institut français d’opinion publique lançait alors une enquête en partenariat avec Marianne (tiens donc) intitulée : « Qu’est-ce qu’une ‘tenue correcte’ pour une fille au lycée ? ». Parmi les résultats affligeants du sondage publiés le 25 septembre, on apprenait que deux Français sur trois (66%) se prononçaient pour une interdiction du port des « haut sans soutien-gorge » (tenue autrement désignée dans le sondage sous les termes du ‘No bra’ – Pourquoi en anglais ?), et que 62% des Français souhaitaient l’interdiction des décolletés plongeants dans les lycées publics. Quant au « crop top » auquel on reproche de laisser apercevoir le nombril, 55% des Français se prononceraient pour une interdiction de ces tee-shirts trop courts.

Un problème de taille (sans jeu de mot) et qui a vite fait réagir les lecteurs-trices du sondage réside tout d’abord dans la présentation dudit questionnaire  : la formulation des questions (un exemple : « Souhaitez-vous que les lycées publics autorisent ou interdisent aux filles le port d’un … haut sans soutien-gorge au travers duquel la pointe des tétons est visible ») ou encore dans les dessins caricaturaux qui accompagnaient chaque réponse lors de la diffusion des résultats : ceux de poitrines plantureuses, telles des versions BD du buste de la Victoire de Samothrace.

Ainsi, la journaliste de France Inter, Sonia Devillers dans son édito du 30 septembre se lamentait-elle avec humour :

« Des bustes féminins sans bras ni tête, mais affublés d’énormes nibards qui débordent du mini morceau de tissu censé correspondre à la ligne "un tee-shirt laissant apparaître le nombril". Quant à la ligne "un haut avec décolleté plongeant", elle est affublée de rotoplos felliniens recouverts au mieux de petites coques. On ne peut pas parler ici de décolleté plongeant, vu qu’on ne peut pas parler de décolleté, vu qu’on ne peut même pas parler de col. La fille est toute nue. »

Ces dessins de corps féminin hypersexualisés semblaient ainsi justifier la pudibonderie qui se profilait derrière les résultats du sondage. 

Lors de la présentation du rapport de l’enquête le 25 septembre, sur le site de l’institut d’opinion, l’IFOP tentait une interprétation en soulignant  « des difficultés culturelles à 'dés-érotiser' une poitrine féminine qui paraît sans doute à beaucoup comme une partie du corps susceptible de surexposer les lycéennes à des formes d’agression sexuelle ».

On aura beau faire, on ne peut s’empêcher de penser que l’institut adhérait sans remords à ce phénomène d’ ‘érotisation’ de la poitrine féminine… Par ailleurs, la logique du ‘C’est pour votre bien’ n’est pas sans rappeler les arguments des opposants au port de la mini-jupe dans les années 70. Dans le même texte, le « crop top » est lui décrit comme « un vêtement qui dévoile une zone située entre deux parties du corps féminin hautement sexualisées, à savoir la poitrine et le pubis » – dit comme ça, on s’étonne à ce qu’on ne déclare pas davantage d’attentats à la pudeur sur les plages de France de juin à septembre.

Tout ceci nous amène à nous demander : si manque de décence il y a, ne serait-il pas plutôt dans l’œil de celui-celle qui regarde ?

Mais trêve de plaisanterie et de belle phrase. Soyons plus pragmatique : ces événements et prises de position s’inscrivent dans une longue tradition d’invisibilisation, voire d’effacement, du corps féminin : seins floutés sur les petits écrans, voire bannis des sites internet (par exemple sur Facebook avec pour résultat la censure malencontreuse du tableau de Delacroix – sur lequel, quand on le regarde de plus prêt – le peintre semblait avoir déjà effacé les mamelons), clitoris absent jusqu’à tout récemment des livres d’anatomie et des manuels scolaires.

Entre effacement et hypersexualisation, il est temps que les femmes puissent choisir les modalités de leur visibilité dans l’espace publique.

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