Ces deux dernières semaines, beaucoup a été dit dans les médias sur le concept de ‘privilège blanc’, pour ainsi dire tout et son contraire. Le commencement de ce ping-pong médiatique (de tweets en tribunes, d’entretiens en discours) coïncide avec la lettre de Virginie Despentes le 4 juin (Lettres de l’intérieur : « Lettre adressée à mes amis blancs qui ne voient pas où est le problème... », France Inter). Si son mérite était de reprendre un concept jusqu’alors échangé de manière relativement confidentielle, ses failles (le style quelque peu spontané d'un texte qui reste peu informé), ont vite été signalées par l’écrivaine Tana de Montaigne. Il est en effet nécessaire de se garder de confondre privilèges et droits, absence de privilège et non-respect des droits humains.
Suite à ce texte, beaucoup ont voulu brûler au pilori ce concept qui semblait avoir une forte propriété urticante pour les défenseurs de l’universalisme républicain. On a reproché au terme d’être « importé », mal adapté au contexte français du fait que le mot privilège y faisait davantage référence aux droits injustement acquis par une classe particulière de la population, dont on se serait débarrassés depuis l’ancien Régime et qui irait ainsi à l’encontre d’un idéal républicain (ou plutôt d’une « illusion égalitariste héritée de la Révolution », Mihena el Sharif, Médiapart).
Ainsi, dans une tribune publiée dans le Monde du 10 juin 2020, la députée et secrétaire nationale à la coordination du PS, Corinne Narassiguin, proposait-elle qu’importer en France le concept de privilège blanc était « grave et dangereux ». Dans un entretien avec Le Figaro le 10 juin («La honte d’être blanc a supplanté la mauvaise conscience bourgeoise»), c’était au tour d’Alain Finkielkraut d’y voir un « antiracisme » ayant pour but de « déconstruire l’hégémonie occidentale dans les pays occidentaux eux-mêmes ». Le 12 juin, l'essayiste Caroline Fourest, invitée du 7-9 de France Inter, reprochait aux « études post-coloniales » de n’être pas assez « exigeantes » ou « élaborées » et aux concepts qu’elles importaient (dont celui de privilège blanc) de participer à une politique victimaire « contribuant à la montée de l'extrême droite ». On a ainsi vu fleurir de toute part (aussi bien de la gauche que de la droite – je reviendrai sur le dernier discours du président dans un autre billet) les alertes contre le risque de séparation de la République ou encore de division des luttes …
Face à ces tirs fournis, nombre de billets ont été publiés sur Médiapart pour défendre le concept, dont celui d'Emmanuel Dockès (Le privilège blanc, Médiapart, 11 Juin) qui affirmait : « La négation du privilège blanc est au minimum une erreur, au pire c'est une falsification consciente. »
Si cette affirmation fait pour moi peu de doute, le problème demeure que le concept reste flou pour beaucoup et qu’il est difficile de faire prendre conscience de ce phénomène sans sembler désigner des fautifs, au risque de provoquer ce sentiment de vulnérabilité bien décrit par Robin DiAngelo sous les termes de white fragility.
Dans son sens actuel, le terme de ‘privilège’ fait référence à un avantage. Le privilège blanc peut être ainsi compris comme une crédibilité et une légitimité ressentie qui s’associent à une manière d’être (la confiance d’être dans son bon droit) : une "identité blanche" socialement gratifiante (Maxime Cervulle, 2013). Pour ceux-celles qui n’en bénéficient pas, son absence se traduit par le sentiment que des choses qui sont simples pour certain.e.s deviennent très compliquées, comme empêchées – on cite souvent le fait de ne pas être choisi pour un logement ou un emploi, alors que dans ce cas il s’agit davantage de discriminations (par ailleurs passibles de sanctions pénales) alors que le privilège blanc peut faire référence à des actions plus communes telles que le fait de pouvoir se déplacer à sa guise, de pouvoir agir ou s’exprimer librement, sans être systématiquement renvoyé.e.s à une couleur de peau, une allégeance ou une 'pseudo-haine' de la République.
Ceux-celles qui en bénéficient auraient bien du mal à le définir tant il semble aller de soi, c’est quand vous n’en bénéficiez pas que vous ressentez ce manque.
L’idée serait ainsi d’en finir avec le mythe d’une égalité des chances qui est d’une naïveté d’autant plus insupportable qu’elle fait croire à une méritocratie qui dans les faits fonctionne à deux vitesses. Car certain.e.s travailleront deux fois plus dur pour atteindre le même résultat et d’autres n’atteindront jamais ce résultat tant il semble cumuler les obstacles (les fameux plafonds).
Pour tenter de cerner encore d’avantage cette notion, le récit d’une expérience qui a eu lieu il y a plus de 50 ans peut être utile.
Yeux bleus, yeux marrons
Grand classique, souvent cité dans les cours d’introduction à la Psychologie, l’institutrice Jane Elliott a mené cette expérience avec ses élèves de 3ème année (notre CE2) dans une petite école du Nord de l’Iowa (dont tous les enfants étaient blanc.he.s) au lendemain de l’assassinat de Martin Luther King.
Le 5 avril 1968, après avoir discuté du fait qu’il existait dans nombre de villes américaines, un système de discrimination raciale basé sur des préjugés peu rationnels, l’institutrice proposa aux enfants de se prêter à une expérience.
Ainsi, au premier jour, l’institutrice a-t-elle divisé sa classe en deux groupes : ceux-celles qui avaient les yeux bleus et ceux-celles qui avaient les yeux marrons, commençant par affirmer, de manière tout à fait arbitraire, que les enfants aux yeux bleus étant les meilleurs, les plus intelligents, et les plus amicaux, ils-elles bénéficieraient de 5 minutes de récréation supplémentaire, auraient le droit d’utiliser la fontaine (alors que les enfants aux yeux marrons devraient utiliser des gobelets de papier), qu’ils-elles iraient à la cantine plus tôt et auraient le droit de se resservir (contrairement aux enfants aux yeux marrons). Plus arbitraire encore, ils-elles devraient se garder de jouer avec les enfants aux yeux marrons. Très vite, les enfants aux yeux bleus s’en sont trouvés plus sûr.e.s d’eux, et aussi plus condescendant.e.s envers leurs pairs. Tout à coup ceux-celles qui étaient encore des ami.e.s la veille sont devenu.e.s ennemi.e.s.
Cruel ? On pourrait se rassurer en sachant qu’au deuxième jour ce sont les yeux marrons qui ont eu le droit de bénéficier de ce traitement de faveur et de rendre aux enfants aux yeux bleus la monnaie de leur pièce.
Mais plus troublant fut que quelques jours après, au moment de corriger les travaux faits en classe ces jours-là, l’institutrice s’est rendu compte que les enfants avaient obtenus de moins bons résultats les jours durant lesquels ils-elles avaient été discriminé.e.s.
On pourra ainsi conclure que le privilège ne se trouve pas ainsi dans les mesures prises par Jane Eliott (qui sont bel et bien des atteintes aux droits individuels) mais bien plutôt dans l’attitude des enfants – le fait que ceux-celles qui étaient en situation privilégiée aient alors eu cette opportunité de s’épanouir… et de réussir.
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Je voudrais terminer ce billet avec une anecdote personnelle. Il y a quelques jours, mon propre fils de 11 ans, qui avait suivi de près les affaires médiatiques suivant le meurtre de George Floyd, concluait timidement : « Peut-être que je préfère être blanc… ».
Il faut savoir que mon fils est métis, que sa couleur indique peu les origines indiennes de son père (un teint de peau assez commun au Canada où nous vivons habituellement) et qu’il a peut-être encore le sentiment de pouvoir naviguer d’une identité à l’autre en fonction des besoins du moment.
Ses mots m’ont brisé le cœur – et si quelques jours après il a sans doute changé de nouveau d’avis à la victoire d’Abi, son candidat préféré du concours The Voice 2020, je ne peux m’empêcher de rêver d’un monde où nos enfants pourront grandir « sans être jugé.e.s d’après la couleur de leur peau, mais plutôt en fonction de leurs qualités » (Martin Luther King, 1963).