Depuis l’attentat terroriste qui a ôté la vie à 50 personnes, dont plusieurs enfants en bas âge, dans la ville de Christchurch en Nouvelle-Zélande ce vendredi, nombreux sont ceux à faire légitimement le lien entre les assaillants et le débat public français depuis que l’on sait que l’un des terroristes a façonné son sinistre dessein à l’occasion de la défaite de Marine Le Pen au second tour de l’élection présidentielle de 2017. Ce rapprochement est d’autant plus évident que les auteurs du manifeste de revendication rédigé avant l’attaque recyclent indéniablement une partie des théories développées dans les cercles de l’extrême droite française. La théorie du « grand remplacement », vulgarisée par Renaud Camus et promue par de nombreux autres, fait partie de ce recyclage qui lie particulièrement notre pays à cet attentat commis à l’autre bout du monde.
Le « grand remplacement », défendu bec et ongles sans plus aucun scrupule par une part non négligeable de la classe politique française et certains éditorialistes depuis quelques années, est aux Musulmans ce que le protocole des sages de Sion est aux Juifs. Alors que ce dernier décrivait un plan secret de conquête du monde par les Juifs appuyés par des forces obscures afin d’anéantir la chrétienté, le « grand remplacement » dénonce le projet secret de forces occultes qui, associées aux Musulmans, poursuivraient le but de substituer ces derniers à la population blanche et chrétienne d’Europe. Ces deux théories poursuivent le même dessein : dépeindre une minorité (les Juifs, les Musulmans) comme représentant non plus seulement une altérité à la pureté raciale de la Nation, mais comme une menace active et mortelle contre laquelle il est sommé d’agir promptement et effectivement. Ce fantasme monstrueux, nous en avons désormais la preuve, a fait des émules au-delà de nos frontières, nous rappelant avec fracas que l’extrême droite française est douée d’un sinistre pouvoir d’influence dont elle avait déjà fait preuve au début du 20ème siècle.
Cette théorie complotiste apporte le fondement idéologique au passage à l’acte violent en ce qu’elle fait des Musulmans des envahisseurs poursuivant un agenda caché, et par conséquent tous tacitement complices du génocide par substitution qui se préparerait en coulisses. L’auteur du manifeste intitulé The Great Replacement, revendiquant et apologisant le massacre projeté de Musulmans en prière ne dit pas autre chose en affirmant « qu’il n’y a pas d’innocents dans une invasion », et que « tous ceux qui envahissent la terre d’autres peuples partagent la même culpabilité ». Chaque Musulman, quel que soit son âge, est donc pour eux instantanément coupable de vouloir détruire l’Occident blanc et chrétien par sa seule présence en France ou en Nouvelle-Zélande. Anne-Marie Delcambre, pourtant plusieurs fois invitée à la télévision pour parler des Musulmans (un comble), tenait un discours proche dans les années 2000 en répétant avec emphase à qui voulait bien l’entendre qu’à chaque fois qu'une mosquée est construite, qu'à chaque fois qu'une personne de confession musulmane accède à la propriété immobilière, l’Europe devient un peu plus « terre d’Islam » (ce qui n'est ni plus ni moins qu'un appel à entraver l’accès à la propriété des Musulmans).
Je n’ai également pas pu m’empêcher de penser à Michèle Tribalat en lisant les réflexions superficielles des terroristes sur le dynamisme démographique des Musulmans qui menacerait de submerger les pays occidentaux en quelques années. Les thèses de cette démographe controversée me donnent l’impression d’avoir indirectement déteint dans l’esprit malade de ces tueurs de masse. Il n’y a pas si longtemps, Tribalat estimait même que l’Islam restait « une menace », participant ainsi au renforcement du sentiment de défiance à l’égard des Musulmans en disant de l'Islam que « même minoritaire, il a changé nos vies ». Le trait d’union que l’on peut faire entre les terroristes de Christchurch et le débat français dépasse donc le seul cercle des milieux d’extrême droite.
La visibilité de la différence en horreur
N’est-ce en effet pas le rédacteur en chef d’un titre de presse classé à gauche qui a osé affirmer dans un éditorial que l’attentat de Bruxelles n’a pas pu avoir lieu sans le concours du boulanger musulman, de la musulmane voilée ? Les hystéries régulières qui enflamment le débat français de façon transversale depuis plus de 30 ans nous invitent à déterminer le dénominateur commun de cette haine rampante. L’islamophobie (entendue comme la haine des Musulmans), lie en effet tout le spectre de l’échiquier politique, des gens venant de l’extrême gauche ou des partis de gouvernement répétant les mêmes poncifs que d’autres venant de l’extrême droite, cette grande chorale sacrifiant ses désaccords habituels sur l’autel de la lutte contre la visibilité religieuse des Musulmans. C’est là le point essentiel : la visibilité de la religion musulmane, et donc des Musulmans. Qu'on y regarde de plus près et on verra qu'à chaque fois le trait commun à toutes les islamophobies, de droite comme de gauche, n’est autre qu'une profonde aversion pour la visibilité des Musulmans en tant que tels.
Les causes de cette aversion ne sont certes pas les mêmes, car si les islamophobes d’extrême-droite haïssent les Musulmans parce qu’il voit en eux le symbole de l’altérité de la nation, des éléments exogènes intrinsèquement inférieurs qui corrompent la pureté nationale (l'islamophobie étant ici le nouvel avatar du traditionnel racisme anti-arabe), les islamophobes de gauche haïssent les Musulmans en ce qu’ils les tiennent pour les ennemis du processus de sécularisation qu’ils croient comme étant consubstantiel de la marche vers le progrès (l’islamophobie étant là le nouvel avatar d’une profonde haine anti-religieuse). Mais ces deux courants islamophobes se renforcent et se nourrissent l’un l’autre en adoptant les mêmes postures, notamment la dénaturation du principe de laïcité (dont Marine Le Pen se dit la première défenseure), et les mêmes cibles. Tous manœuvrent pour pousser les pouvoirs publics, au mépris du principe de laïcité, à mettre en œuvre des prérogatives de puissance publique dans le but d’annihiler le caractère visible du culte islamique dans la société dans ses moindres expressions, et disent finalement aux Musulmans : vous avez certes le droit de l’être, mais soyez invisibles car la vue de votre foi nous est intolérable !
Ceux qui défendent l’élargissement toujours plus poussé de l’interdiction du foulard islamique, ceux qui justifient que des chefs d’établissement sortent le décamètre pour mesurer la longueur des jupes ou la largeur des pantalons des jeunes élèves qu’ils supposent musulmanes, ceux qui traquent les barbes longues qui ne relèvent pas de la mode hipster, alimentent tous à leur manière ce désir d’invisibilité des Musulmans. Les terroristes de Christchurch ne supportaient probablement pas plus la visibilité des personnes basanées, ni celles des mosquées de cette paisible ville de Nouvelle-Zélande : c’est à mon avis là ce qui lie le plus les auteurs de ce massacre aux tares du débat public français à l’égard des Musulmans. Ils partageaient eux aussi ce désir de rendre les Musulmans invisibles, ils ont simplement choisi de recourir à un moyen définitif plutôt que de quémander aux autorités publiques un moratoire sur la construction des mosquées, l’interdiction des minarets, ou l’interdiction des signes ostentatoires de religiosité, car ils savent que morts et enterrés ils ne seront plus visibles.
Ce qu’il nous faut, en France comme ailleurs, c’est une véritable stratégie politique d’éducation à la différence, pour qu'on apprenne à nos jeunes enfants comme aux adultes à l’accepter avec fraternité et respect. Et ce, afin que tous ceux qui sont différents n’aient plus peur d’être visibles, et que ceux qui en sont témoins ne prennent pas cette différence pour une agression. Ce n’est que lorsque les homosexuels, les hommes portant une kippa, les femmes portant librement un foulard et tous ceux qui sont différents pourront vivre pleinement sans qu'on leur enjoigne (directement ou indirectement) à être comme tout le monde ou à se cacher, qu'on pourra dire que la France est un exemple de société plurielle et apaisée. Nous en sommes malheureusement encore loin, et force est de reconnaître que notre pays est à ce sujet un bien triste phare pour le reste du monde.