A l’occasion de l’examen par le Parlement du projet de loi relatif à l’accélération du nucléaire qui prévoit la construction de 6 nouveaux réacteurs nucléaires de type EPR2, l’idée a fleuri de solliciter notamment les ressources d’épargne réglementée (LA, LDDS) centralisées à la Caisse des dépôts pour assurer le financement de long terme de cet investissement global dont le montant est estimé entre 50 et 60 milliards d’euros. Cette piste de financement, si elle se concrétisait, fragiliserait grandement le modèle économique et démocratique de l’épargne populaire centralisée à la caisse des dépôts et de son orientation prioritaire vers le financement du logement social et d’autres investissements d’intérêt général (lutte contre le réchauffement climatique, développement des énergies renouvelables, infrastructures locales d’intérêt général)…Pourquoi ?
L'épargne populaire est en forte croissance :
Au 31/12/2022 : l’encours global d’épargne sur les livrets A et LDDS frôlait les 510 milliards d’euros (375 mds sur le LA et 134 mds sur le LDDS), soit 40 milliards de plus en un an dont 6,5 mds d’euros d’intérêts et 33,5 milliards de collecte nette soit la plus forte progression depuis 2012 (année du changement de plafond du LA, passé de 15000 euros à 22950 euros). Cette tendance se poursuit début 2023 puisque le mois de janvier a permis d’enregistrer une collecte nette globale (LA/LDDS) de 11,22 mds d’euros. Un nouveau record !
Seuls 59,5 % de l’encours global d’épargne sont centralisés à la Caisse des dépôts (via le fonds d’épargne dédié), soit un peu plus de 320 milliards d’euros tandis que le solde supérieur à 200 milliards d’euros reste en dépôt dans les banques commerciales collectrices sans de réelles obligations d’emplois ni contreparties d’intérêt général ; ainsi selon la Fédération Bancaire Française (données reprises par la Cour des Comptes dans son rapport sur l‘épargne réglementée de septembre 2022) : 80 % de l’encours d’épargne réglementée non centralisé à la CDC seraient consacrés au financement des PME, 10 % au financement de la transition énergétique, 5 % à l’économie sociale et solidaire … sans que l’on puisse en savoir beaucoup plus, le suivi des « obligations d’emploi de l’épargne réglementée par les banques commerciales » étant très « théorique » selon l’appréciation de la Cour des comptes elle-même et comme nous le dénonçons depuis de nombreuses années.
La part centralisée dans le cadre du fonds d’épargne géré par Caisse des dépôts est "sous-employée " du fait des carences de la politique du logement :
La loi a confié la gestion de ce fonds à la CDC depuis 1837 et « les prêts octroyés par le fonds d’épargne ont accompagné nombre de politique publiques d’investissement d’intérêt général » au premier rang desquelles le logement social, le développement du rail, des canaux, des écoles publiques, de l’électrification….La CDC exerce cette mission dans un cadre heureusement beaucoup plus encadré et réglementé que ne le font les banques commerciales.
Selon les données de la Cour des comptes, l’encours d’épargne centralisée serait fin 2021, employé à 55 % en prêts au logement social et au secteur public local contre 61 % en 2015. Ainsi, si le total de l’encours centralisé à la CDC a crû de 25 % entre 2015 et 2021, les encours de crédit (193 milliards en 2021) n’ont progressé que de 9 %. « L’excédent de ressources » de plus de 130 milliards d’euros étant principalement investi dans le financement de la dette souveraine française (45 %), les placements obligataires (23 %) et les actions françaises (10 %).
Pourquoi financer la construction de 6 nouveaux réacteurs nucléaires par la mobilisation d’une partie de l’encours d’épargne centralisée à la CDC serait une mauvaise idée ?
De la conjugaison de la difficulté probable de lever ,sur les marchés, des fonds susceptibles de financer sur le long terme la construction de 6 nouveaux réacteurs avec l’existence conjoncturelle d’un excédent de ressources croissant du fonds d’épargne centralisée par la Caisse des dépôts, résulte sans doute l’idée « facile » du gouvernement d’utiliser cet encours à hauteur de 20 ou 30 milliards pour financer cet investissement.
Ce projet menacerait sur le long terme le modèle de financement du logement social et des investissements d’intérêt général par l’épargne administrée centralisée par la CDC :
Comme il a été dit, la CDC centralise et protège l’épargne populaire depuis 1837 et oriente cette épargne dans le financement de l’habitat à « bon marché » depuis 1894 (loi SIEGFRIED). Ainsi, les prêts sur fonds d’épargne CDC ont financé plus de 80 % de la construction du parc social actuel (environ 4,3 millions de logements).

Si l’on observe ces 3 dernières années une baisse préoccupante de la construction annuelle de logements sociaux ( moins de 90 000) alors que l’objectif gouvernemental était de 120000 et que pour notre part nous chiffrons les besoins à 200 000 logements par an (2 millions de de demandeurs de logements sociaux, 4 millions de mal logés, 300000 SDF), cette situation résulte principalement des carences et des errements de la politique du logement depuis 2017 (baisse des APL, RLS…) conjugués à l’augmentation des prix de la construction et de la raréfaction du foncier disponible comme le démontre l’évolution de l’encours cumulé de prêts au logement social. Jusqu’en 2017, le montant annuel de ces prêts était sur une pente ascendante permettant le financement de la construction de plus de 110 OOO logements sociaux par an.
Ainsi, la ponction envisagée de 20 à 30 milliards d’euros sur l’encours d’épargne administrée au motif de financer la construction de 6 EPR 2 viendrait obérer toute possibilité de relance de la construction , qui pour répondre au besoin et rattraper le retard pris, nécessiterait la mobilisation supplémentaire annuelle minimale de 20 milliards d’euros d’autant que cette évaluation globale doit également inclure les investissements nécessaires à la réhabilitation et la rénovation énergétique des bâtiments où un gros retard s’est accumulé ces dernières années.
Par ailleurs, dans le cadre du plan de relance de 2020, le Ministre de l’Economie a autorisé le fonds d’épargne à ouvrir une enveloppe de prêts de 25 milliards d’euros en faveur du secteur public local ouverte à tous les projets d’investissement de long terme intégrant une sous-enveloppe thématique de 10 milliards d’euros : eau, mobilité, tourisme …Or cette enveloppe est largement sous-consommée aujourd’hui pour diverses raisons. Il en est de même des efforts d’investissement consacrés sur cette même ressource à la transition écologique et énergétique (acqua prêt, relance verte, rénovation des réseaux des cycles d’eaux…) et à la lutte contre le changement climatique. Ainsi comme l’évoque justement la Cour des comptes dans le rapport précité, "le fonds d’épargne réglementée pourrait utilement être sollicité pour financer les équipements publics destinés à prévenir les effets du risque climatique, comme par exemple la protection du littoral face à la montée du niveau de la mer."
Là encore, le financement de la relance du nucléaire par le fonds d’épargne viendrait évincer ces investissements d’intérêt général.

L’utilisation du fonds d’épargne pour financer la construction de nouveaux réacteurs nucléaires poserait par ailleurs un problème de technique financière et d’expertise :
En effet, comme le souligne la Cour des Comptes dans son rapport : « Si la durée et le niveau de risque de tels financements peuvent correspondre aux caractéristiques de stabilité des ressources de l’épargne réglementée, la CDC n’a aucune connaissance de ce secteur très technique, très spécifique, fortement capitalistique et éloigné de son savoir-faire ». On ne saurait mieux dire.
Il est vrai que ce qui fait la crédibilité et la légitimité de la Caisse des dépôts à intervenir dans le financement du logement social, de l’investissement public local ou encore même de la transition écologique est sa très bonne connaissance de ces secteurs et de ces problématiques résultant de décennies d’expériences accumulées. Il n’en est évidemment pas de même du secteur de la production électrique nucléaire où l’on voit bien, à la lumière de l’expérience de l’EPR de Flamanville dont la mise en service, retardée de 12 ans, devrait coûter près de 20 milliards d’euros, soit près de 6 fois plus cher que prévu initialement, qu’il est soumis à de forts risques aléas et à une grosse intensité capitalistique en sorte qu’il est probable qu’il faut réfléchir à des dispositifs d’investissement et de financement dédiés et techniquement adaptés qui ne correspondent pas aux caractéristiques de l’épargne populaire.
Enfin, la perspective d’utiliser les ressources d’épargne populaire administrées (LA, LDDS) pour financer la construction de réacteurs nucléaire poserait, tout simplement, un vrai problème démocratique qui pourrait mettre en péril le lien séculaire de confiance entre le livret A et les français :
Dire que les ménages dans leur globalité et leur diversité sont attachés à leur livret A est une évidence: 84 % des français sont titulaires d’un livret A ; 36 % ont un LDDS ; 10 % un LEP.
Parmi la population, les dernières études démontrent que ce sont d’abord les tranches les plus jeunes qui y sont attachées et les ménages aux revenus les plus modestes.
Tout ceci pour dire combien le livret A est un produit éminemment populaire.
Si bien sûr, les détenteurs de livret A sont loin de savoir précisément comment leur épargne est employée, des enquêtes récentes démontrent que la majorité sait que son épargne est utile au financement d’investissements d’intérêt général et principalement au logement social.
Un sondage récent réalisé par YOUGOV pour Money VOX indiquait que si 45 % des sondés seraient favorables (16 % totalement ; 29 % plutôt) à l’utilisation de l’épargne sur livret A pour financer la construction de réacteurs EPR2, 37 % y seraient opposés (20% totalement ; 17 % plutôt) ; c’est dire que cette piste de financement est donc loin de faire consensus.
Or l’Etat doit assurer aux épargnants sur livret A et LDDS, « la sécurité et la liquidité de leurs dépôts ainsi que leur usage à des fins d’intérêt général, avec un objectif suffisant de rentabilité » (extrait du rapport de Cour des Comptes.sept 2022).
C’est pourquoi, ces questions d’usage de l’épargne réglementée ne « peuvent faire l’économie d’un débat citoyen. Passer outre et orienter sans consultation de la population, une partie de cette épargne dans le financement d'investissements nucléaires serait prendre le risque de retraits massifs d'épargne qui fragiliseraient l'ensemble du système.
Hautement "capitalistiques", les projets nucléaires sont spécifiques par leur taille et leur durée. Ils nécessitent des investissements initiaux importants qui ne permettent pas à priori de percevoir de revenus avant la mise en service, soit avant 10 ans minimum. Cet horizon temporel est également incompatible avec les exigences de retour sur investissement de nombreux acteurs de "la finance" sauf à leur permettre d’agir et spéculer encore davantage dans un marché de l’électricité instable et libéralisé, dont on peut mesurer les affres quotidiennement.
Par delà le nécessaire débat sur l'opportunité ou non, de développer l'énergie nucléaire, la question du financement des nouveaux réacteurs ne peut être décorrélée de celle de la constitution d’un pôle public de l’énergie qui outre les outils de production en tant que tels pourrait également inclure un outil spécifique et public de financement, indépendant des marchés financiers mais ayant la capacité par exemple d’émettre avec la garantie de l’Etat, des emprunts obligataires ouverts aux particuliers.