MM. Kouachi et Coulibaly étaient français, ils sont nés et ont grandi en France, ils ont été élevés dans les circuits scolaires français. Les orphelins Kouachi ont été remis aux bons soins de « l'aide à l'enfance » après le suicide de leur mère en 1995. Puis en prison à Fleury-Mérogis, où C. Kouachi et A. Coulibaly deviennent en 2005 les principaux disciples de Djamel Beghal.
Les trois hommes sont responsables de leurs crimes, mais ils sont aussi le produit de la société française, de cette France où presque 4 millions de personnes viennent de manifester pour la liberté d'expression, mais où des exactions racistes se sont multipliées après le 7 janvier. France où 40.000 internautes ont proclamé leur soutien aux meurtriers, où dans 70 écoles des enfants ont refusé d'observer la minute de silence gouvernementale, non que cette solennité leur ait paru dérisoire, mais parce que « Ils l'avaient bien cherché ! On n'a pas le droit d'insulter le prophète ! S'ils sont morts, c'était la volonté de Dieu ! ».
Comment l'obscurantisme peut-il prospérer dans un pays supposé jouir de libertés tant désirées ailleurs ? La faculté de penser par soi-même, de développer ses connaissances, son esprit critique, son discernement et sa capacité de dialogue, comment sont-elles cultivées dans une institution scolaire où règne une sélection compétitive par l'échec qui renforce les inégalités sociales, où les rythmes naturels individuels des enfants ne sont pas respectés, ni leurs besoins de développement sur tous les plans ni leurs centres d'intérêts personnels, où le pragmatisme fait entrer les entreprises et l'armée à l'école tandis que l'histoire et la philosophie sont réduites à la portion congrue ? Alors que nous sommes tous abreuvés de propagande du matin au soir à commencer par la publicité, et par des discours économistes émanant d'une pensée unique dogmatique et déshumanisée. La plupart des adultes eux-mêmes dans notre société sont infantilisés et n'ont pas un statut réellement égalitaire, où nous aurions tous la même dignité citoyenne, l'accès facile à des informations sérieuses et complètes, et la capacité d'agir, de concrétiser nos choix et de les rectifier au fur et à mesure de nos expériences et de nos réflexions. Un exemple : supprimons les secrets industriel et bancaire et remplaçons les par une transparence couplée à l'entraide, à l'autogestion et à la coopération. De graves problèmes qui semblent aujourd'hui insurmontables se résoudraient aisément.
Mais ce sont l'inégalité, l'indigence et l'exclusion qui se répandent. Combien de personnes sous ce qu'on appelle le seuil de pauvreté ? Combien de mal ou de non logés, de mal nourris ? Combien de familles vivant sous stress perpétuel une fin de mois sans trêve ? Des gens qui doivent rogner sur tout, pour qui la moindre dépense supplémentaire, fût-elle de santé, est une catastrophe, qui ne peuvent se payer un livre ni une sortie au concert ou au restaurant. Peut-être auront-ils bien du mal à se sentir partie intégrante de la bonne société française, fussent-ils nés dans ce beau pays ? Des jeunes voient leurs parents voués à l'emploi précaire ou au chômage, humiliés, ghettoïsés, stigmatisés en tant que pauvres ou/et que populations issues de l'histoire coloniale de ce pays. Leur avenir est bouché dans un système social dont la mesquinerie est abominable vis-à-vis de sa jeunesse, et vu le contexte écologique. D'aucuns ont ramassé davantage d'argent en un jour à dealer de la drogue que d'honnêtes smicards en plusieurs mois, et sont ainsi soutien de famille dans un pays où tout s'achète, dont les soi-disant élites sont trop souvent des repris de justice en cols blancs brassant tout de même des millions ou des milliards et qui s'en sortent mieux que les petits voleurs. Les êtres humains et en particulier les jeunes ont pourtant besoin de vivre pleinement. Pour pouvoir se sentir bien dans une communauté ne faut-il pas s'y sentir bienvenu, avoir les moyens de s'épanouir, de s'affirmer en sécurité et en confiance dans l'attente de résultats gratifiants ?
Nous avons un travail colossal à réaliser si nous voulons que tous les habitants en France s'y sentent une digne place reconnue. Un autre imaginaire politique et des changements radicaux sont nécessaires pour faire correspondre la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » avec la réalité. Et pour que chacun puisse développer au mieux ses talents et potentialités et participer avec cœur à l'aventure collective, plutôt que de tomber sous l'emprise de théocrates absolutistes sanguinaires. Qui va se laisser séduire par des croyances fanatiques promettant un bonheur parfait au paradis, mais exigeant ici-bas une soumission aveugle à des hiérarques guerriers jusqu'au suicide criminel s'il est bien dans sa peau, l'esprit libre et suffisamment heureux de vivre ? L'embrigadement djihadiste témoigne du profond désespoir, de la panique, de la rage existentielle de ces jeunes « héros » nihilistes que notre société a engendrés.
Gdalia Roulin, 19 janvier 2015.