L'union fait la force, et le besoin d'unité est tellement bien partagé que la notion emporte l'adhésion sans que l'on cherche trop à préciser son contenu. En effet dans la lutte entre dominés et dominants, ces derniers ont si bien réussi à nous atomiser que de savoir nous réunir est crucial. Et en ce sens les divers « mouvements des places », tels « Nuit Debout », apportent ce fait fondamental de la rencontre et des échanges entre personnes qui ne se seraient pas côtoyées auparavant.
Nombre de gens ont intégré la division croissante installée depuis des décennies dès l'école avec sa promotion des rivalités compétitives, ses échecs et réussites formatées, division entretenue par les multiples hiérarchies instituées, par les techniques de gestion dont la disparité des salaires et autres primes n'est pas la moindre, et par des méthodes d'individualisation que la loi El Khomri exacerberait avec ses négociations entreprise par entreprise, procédé que la direction de la CGT a repris en faisant voter fin avril lors de son dernier congrès : « les salariés décideront chacun de leur forme de lutte ». Car, dit-on, il est difficile de se mettre en grève à notre époque... Comme si cela n'avait pas été au moins aussi dur pour les anciens pionniers des luttes ouvrières. Et comme s'il était plus aisé de se proclamer en grève chacun dans son coin ! Cette stratégie est une stratégie perdante et il faut le dire. De même qu'il faut dénoncer la tiédeur de la défense par la direction de la CGT des militants de ses propres rangs traînés en justice (sous la seule réquisition du Parquet émanation du gouvernement).
Ce qui n'empêche certes pas de lutter au coude à coude pour des objectifs communs : le retrait du projet de loi scélérat, le droit de manifester et de s'opposer à une politique menée sans aucun mandat quant à son contenu, et à l'encontre de la volonté d'une écrasante majorité de citoyens, la cessation des provocations violentes et des calomnies envers syndiqués et manifestants, l'abandon des poursuites contre toutes les personnes qui se sont mobilisées pour la défense de nos droits...
Imaginez que les centrales syndicales aient pris ces positions de façon claire et déterminée dès le début des mobilisations, qu'elles aient proclamé la grève générale illimitée et organisé d'emblée la solidarité... Vu la force des grèves qui ont lieu, on peut assurer que même si certains craignent trop de perdre leur emploi pour se déclarer en grève, le mouvement aurait été assez fort pour faire plier le gouvernement. Cette loi El Khomri que le pouvoir exécutif prétend maintenir serait à la poubelle, les ouvriers syndiqués de Goodyear licenciés seraient délivrés de leur condamnation à 24 mois de prison dont 9 fermes et 5 ans de mise à l'épreuve, avec une amnistie générale pour ceux d'Air France dont le procès est opportunément reporté du 27 mai aux 27 et 28septembre et pour tous les autres, en particulier les manifestantstrop souvent victimes de violences physiques et de surcroît poursuivis ou condamnés.
Ces victoires nous donneraient l'énergie de nous questionner sur les changements institutionnels et constitutionnels nécessaires pour nous protéger du retour d'atteintes aussi graves aux droits des personnes.
En lieu de quoi nous sommes tellement conditionnés à choisir des dirigeants, plutôt que les projets à mettre en œuvre, que d'aucuns ne conçoivent l'unité qu'au sommet entre états-majors. Cela ne risque guère de déboucher sur des changements significatifs, toute personne à un poste très élevé étant très généralement carriériste - ce qui peut s'observer déjà au niveau local. On voit aussi des personnages se situant dans la vie du côté de ceux qui croient savoir mieux que les autres. Leur comportement est volontiers clanique, ils ne perdent pas leur temps à dialoguer avec les gens différents. D'opinions péremptoires, ils mènent leurs actions séparées en restant minoritaires, puisque par définition ils sont les meilleurs et ne se mêlent donc aux autres que lorsque la piétaille les suit. Moyennant quoi ils gardent leur position de héros puisque la lutte ne peut être victorieuse dans ces conditions.
Réunir toutes nos forces, oui, c'est primordial face au pouvoir de frappe énorme de l'adversaire qui veut nous écraser. (D'ailleurs n'en faisons pas une question de personne. Remplacer un élu par un autre ne servirait à rien si le cadre reste intact. C'est le système qu'il faut changer, et en abolissant les privilèges donner à tous les moyens de bien vivre). Mais il importe de ne pas se voiler la face et de regarder avec lucidité à qui nous avons affaire pour ne pas nous laisser embarquer les yeux fermés dans des entourloupes répétées maintes fois. Tel M. Thorez proclamant : « Il faut savoir arrêter une grève dès qu'on a obtenu satisfaction », comme si le seul but de mai 68 avait été le maigre contenu des pitoyables accords de Grenelle, qui ne nous ont délivrés en rien ou presque des rapports de sujétion établis.
Alors bien sûr, nous sommes à 100 % avec la CGT quand le gouvernement menace le droit de manifester, ou quand la base syndicale pousse à l'action. Mais sans oublier que ce syndicat, structuré lui aussi selon le principe de la « représentation » élue à tous les étages de la base au sommet, fonctionne de façon pyramidale. A l'opposé de l'horizontalité à laquelle aspirent les démocrates convaincus. C'est ainsi que les notables syndicaux, obligés de suivre les poussées populaires pour en garder le contrôle, sont plus empressés de retrouver leurs places aux tables de négociations entre gens de bonne compagnie que de mener les combats à leur terme victorieux. Pensez-donc, si nous renversions ce système délétère, ils perdraient leur rôle !
Dans le discours des médias aux ordres, M. Martinez passe actuellement pour incarner l'opposition la plus féroce. Il suffira ainsi que M. Martinez accepte de négocier (que la base le veuille ou non) pour que le mouvement soit réputé s'éteindre, comme on nous l'annonce mensongèrement sur les ondes depuis des jours et des jours avec un vocabulaire étudié pour démobiliser. C'est pourtantce même M. Martinez dont les cégétistes de Goodyear-Amiens écrivaient dans un communiqué après le 51ème congrès tenu fin avril :
« Alors qu’elle n’a pas été gênée d’ouvrir le 51e Congrès de la CGT en présence d’une délégation du PS, d’une délégation de la CFDT et surtout de Thierry Lepaon, la direction Confédérale a empêché les Goodyear d’intervenir au congrès avant les votes.
Pour Martinez et son équipe confédérale c’est « Lepaon oui, Wamen non ». En outre, nous avons appris que la confédération avait musclé le service d’ordre pour nous dissuader de nous présenter aux portes du Congrès et de proposer aux délégués de nous laisser entrer.
Certains veulent-ils donner le spectacle d'une CGT divisée ?
Ont-ils intérêt à se démarquer des Goodyear ?
Aux congressistes devant lesquels nous aurions souhaité intervenir aujourd'hui (et non pas jeudi après les votes au cours d'une séance « détente ») nous leur adressons nos salutations fraternelles.
Le fait qu'on nous prive de Congrès, ne doit pas les empêcher de renforcer l'orientation de lutte de notre syndicat en commençant par l'organisation d'une manifestation de rassemblement massif à Paris permettant à tous de se retrouver au même endroit pour imposer le retrait de la loi travail.
Les Goodyear savent que des milliers de camarades nous soutiennent et seront à nos côtés très prochainement dans la rue ainsi que dans toutes les initiatives à venir pour que notre syndicat reprenne possession de ses forces et redevienne celui qu'il n'aurait jamais dû cesser d'être !!! »
L'unité à réaliser n'est-elle pas d'abord et avant tout celle de tous à la base ? Le combat déterminant à mener avec persévérance endébordant les cadres habituels, sans gloriole et sans vaines actions spectaculaires qui attirent les caméras (mais repoussent éventuellement ceux qui voudraient vivre en paix et éviter les complications)n'est-il pas d'informer et de rallier toujours plus de citoyens pour faire masse, une masse de personnes instruites des enjeux,capables de réaliser enfin des changements fondamentaux afin que la liberté, l'égalité et la fraternité ne restent plus lettres mortes ?
Car si nous sommes désarmés face aux équipements guerriers, nous sommes le nombre, et nous pourrions nous mettre à inventer de suite d'autres façons de vivre ensemble, dépasser largement les considérations catégorielles paralysantes, et sans attendre construire de suite notre propre réseau économique indépendant du système qui nous oppresse, en répartissant entre nous la nourriture et les services divers, le travail et ses fruits. Les outils sont déjà là, connus, et nous devrions recenser les initiatives mises sur pied un peu partout : les réseaux possibles,jardins partagés, Amap, circuits courts en bio, espaces de gratuité et de troc, coopératives, collectifs ou coordinations diverses (d'où reste à bannir la délégation pour instaurer l'horizontalité collégiale), lieux autogérés,ZAD, toutes sortes d'habitats léger ou à aménagements collectifs, écoles « parallèles » etc. Il s'agit de faire le lien entre ces pratiques maintenues soigneusement jusqu'alors dans les marges. Sans nous en remettre à des « décideurs » antinomiques à la démocratie, nous pourrions nous organiser par et pour nous-mêmes, décider ensemble de nos choix de vie à expérimenter et concrétiser.Sortir du carcan de cet ordre social où règnent l'injustice et les rapports de force jusqu'à la violence criminelle, où la recherche de profits et du pouvoir d'une petite caste de privilégié plombe le présent et l'avenir de l'humanité entière, où des truands font et nous imposent leur loi, où l'on manipule les foules et les individus coincés dans les divers rôles qui leur sont attribués, où l'hypocrisie va de pair avec le mépris du peuple le plus total, jusqu'à l'empoisonnement concret des personnes et de leur milieu vital.
Nous contenter de remplacer nos prétendus « représentants » par d'autres ne résoudra rien. Il faut changer nos représentations, notre imaginaire politique, bref changer les règles du jeu. Il s'agit de prendre nous-mêmes les décisions qui engagent nos vies, d'apprendre solidairement à vivre libres et égaux. Si mandatés il y a, ils doivent l'être sur des mandats définis et non pour exercer un pouvoir sur autrui. Devenonsdes individus à part entière, socialement adultes et capables de passer des contrats honnêtes entre adultes, exerçant leur pleine responsabilité, en route vers plus de sagesse et de bonheur de vivre partagé.
Gdalia Roulin, le 17 juin 2016.