« Ce qui se conçoit bien s'énonce clairement » a dit Boileau. C'est souvent exact, bien qu'à mon avis il soit possible de percevoir très clairement le réel présent, à la manière des enfants, avec des enchaînements de faits et de causes, sans forcément connaître les mots qui délimitent les caractéristiques retenues dans la description que nous abstrayons pour nous représenter ce dont nous voulons parler. En tout cas la réciproque est vraie : Ce qui est clairement énoncé permet de comprendre au mieux. Et les manipulations langagières nous embrouillent l'esprit.
Certains font métier de trouver les formules publicitaires aguicheuses ou les euphémismes propres à faire passer les couleuvres. Et c'est tout un travail de longue haleine que de se désengluer d'un tel vocabulaire qui nous est asséné jour après jour sur les télés, les radios et la plupart des journaux, nous imprégnant des notions implicites qu'il véhicule. Nous croulons comme les précieuses ridicules sous les périphrases ampoulées, non par pédanterie mais par contagion du ronron médiatique. Avec les meilleures intentions du monde on va jusqu'à judiciariser la parole. Ainsi les propos racistes sont interdits, ce qui ne diminue pas le racisme.
Édulcorer les éléments conflictuels débouche non sur la résolution des conflits et l'entente, mais sur l'occultation des conflits et un consensus qui n'est qu'apparent, au détriment des dominés.
Ainsi le vote NON au TCE fut commenté non comme refus mais comme l'incompréhension d'un peuple-enfant réclamant plus de « pédagogie » de la part des « experts ».
Une identité nationale mythique nous unit autour de valeurs claironnées d'autant plus qu'elles sont bafouées, qu'il s'agisse d'accueil, de laïcité, de démocratie, de droits de l'homme (égalité, liberté...) dont certains ricanent avec leur abject « droit-de-l'hommisme ».
On ne parle plus du capitalisme pourtant mondialisé mais de « libéralisme », néo de surcroît. Les désastres qu'il provoque sont médicalisés : « crises » - à répétition pour ne pas dire permanentes, ce qui est antinomique – marchés « fiévreux, ou déprimés, anesthésiés, anémiés ». On compatit, bien que la chute en bourse, si elle ne signifie que la baisse de valeurs d'actions, devrait nous réjouir car celles-ciparasitent l'économie réelle.
Le vocable « patron » est remplacé par « entrepreneur » et le CNPF devenu MEDEF tente de faire croire aux PE et TPE qu'elles ont les mêmes intérêts que celles du CAC40, et pourquoi pas les « travailleurs autonomes » sous contrat ultra précaire d'Uber ?
Le salarié se mue en « collaborateur »… Lors de l'entretien d'embauche, le postulant s'entend demander : « Quelles sont vos contraintes familiales ? », la vie personnelle du salarié n'étant regardée que comme une entrave risquant de le freiner dans la course aux « challenges »…
L'idéal de « croissance », fausse évidence sans cesse rabâchée, semble devoir s'imposer à tous comme une donnée chiffrée apparemment objective, contrainte nous obligeant à ce qu'il est convenu d'appeler l'austérité, c'est-à-dire la destruction de toutes les protections sociales gagnées en 1945, car loin de partager les richesses il s'agit de ne distribuer que quelques miettes de surplus.
Il semble donc logique que patrons et salariés désirent de concert la rentabilité de l'entreprise comme si leurs intérêts concordaient, la fortune des uns « ruisselant » pour abreuver les autres… il n'est que de voir l'accroissement monstrueux des écarts de revenus et le développement de la pauvreté... Mot tombé aussi en désuétude : on dit « de condition modeste », manière de bien situer les rôles.
Chacun est prié de croire que les « cotisations-employeurs » versées aux caisses de solidarité instituées à la Libération ne sont pas une part de salaire différé, mais une « charge patronale », le salaire n'étant plus une rémunération d'ailleurs injuste du travail, mais un « coût »... Tandis que les profits sont des « retours sur investissements » et les bénéfices des « résultats nets ». L'employeur subissant une « pression fiscale » insupportable : des impôts à alléger impérativement pour être « compétitifs », en réduisant corollairement la « dépense » faramineuse des services publics…
Les licenciements collectifs dits « plans sociaux » sont rebaptisés « plans pour la sauvegarde de l'emploi » dans le cadre de « recentrages sur le cœur de métier » ou autre « restructuration ». Casser le droit social se traduit « moderniser » et « réformer avec courage ».
On désigne « la société civile » comme si elle était tout d'une pièce. Plus question de classes sociales et encore moins de lutte des classes, mais de couches, catégories, milieux, quartiers « sensibles » ou « quartiers » tout court. Les jeunes « issus de l'immigration » (jusqu'à quel âge et sur combien de générations ?) - et remarquez, on ne dit jamais « les enfants du colonialisme » - connaissent trop souvent « l'échec scolaire » stigmatisé comme celui de l’élève et non du système scolaire… Ils sont fantasmés « non-intégrés » voire délinquants, communautaristes,islamistes…
Plus d'exploités, donc ni d'exploiteurs, mais des exclus attirant opprobre ou commisération plutôt que solidarité. Vision qu'ils intègrent eux aussi, de sorte qu'une division s'installe de facto. Dans ce contexte misérabiliste les réfugiés sont « migrants » venus « prendre nos places ». Et la litanie des « sans » est infinie : sans emploi, papier, logement, droit, voix…
Social est à toutes les sauces : Europe, plan, dialogue, travailleur, logement, cas (à étudier mais désespéré).
On parle de « partenariat public-privé », que l'État se « doit » de « faciliter », comme si secteurs privé et public avaient des intérêts convergents !
Syndicats et patrons ne sont plus adversaires mais « partenaires sociaux » destinés à s'asseoir à la table des négociations entre gens de bonne compagnie.
Le scénario ne varie guère. Grève = « grogne ou trouble social ». Un chef syndical doit canaliser ses « troupes » prêtes à basculer sans mesure dans le « jusqu'au-boutisme ». Les salariés en lutte, « égoïstes individualistes » en proie à des humeurs animales, font dans « l'immobilisme », « crispés » sur leurs « avantages » et « privilèges ». Cependant le gouvernement demeure intransigeant sur « les principes », l'opposition « s'essouffle » sempiternellement et les usagers « pris en otage » « s'exaspèrent »…
Autour des stades on assiste à des « échauffourées » même s'il y a mort d'homme, alors que les manifestations politisées sont débordées par des « casseurs ». Toujours associés à « cagoulés » si bien qu'une protection contre les lacrymogènes asphyxiants ou les coups de matraque devient coupable. On parle ensuite de « retour au calme » comme si d'ordinaire aucune violence ne s'exerçait…
On « prend le pouls de l'opinion », ce qui permet de parler à la place des citoyens à qui l'on se garde bien de donner voix au chapitre.
Celui qui donne priorité à la question sociale est « démagogue » ou « populiste », l'ordre établi étant le seul rationnel…
Les sourds sont certes « mal-entendants » et les aveugles « non-voyants ». Et on en arrive à parler de charbon ou diesel « propres », de « capitalisme vert » et de « guerre humanitaire »... Mais honni soit qui voit là la moindre propagande.
Gdalia Roulin, le 15 août 2016.