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Billet de blog 20 février 2018

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Bandes passantes

Chacun dispose d’une largeur de bande mentale qui peut arriver à saturation incapacitante dans des contextes stressants. Harcèlements, persécutions, isolement sont donc efficaces pour maintenir les exploités-précarisés dans l’impuissance, et gouverner sur les peurs, les pulsions, et la succession ultra rapide de coups portés à effets sidérants, à l’opposé de toute sagesse et réel intérêt général.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Le livre « Utopies réalistes » de Rutger Bregman m’a beaucoup intéressée par les nombreux cas concrets qu’il décrit de programmes d’action efficaces contre la pauvreté (en donnant directement un minimum d’argent à ceux qui en manquent, avec toute liberté pour l’utiliser selon leurs propres initiatives)(1) et d’autre part pour sa théorie sur la largeur de bande mentale, expliquant la passivité des classes les plus pauvres. Ceci abstraction faite d’un premier chapitre empli de préjugés insipides.

L’idée est celle-ci : chacun dispose d’une largeur de bande mentale qui lui permet de résoudre les problèmes rencontrés avec efficience, tant que sa largeur de bande mentale n’est pas saturée par l’accumulation de trop grandes difficultés. Plus on est plongé dans l’adversité, moins il reste d’énergie pour trouver les solutions adéquates.

Une observation sur le vif le montre : Des cultivateurs indiens de canne à sucre touchant d’un coup 60 % de leur revenu annuel à la récolte vivent alors à l’aise une partie de l’année, puis tombent en état de pénurie. Quand ils sont appauvris leurs résultats à des tests cognitifs chutent… C’est, avec les mêmes les personnes, le contexte qui a changé.

Autre enquête auprès de clients d’un centre commercial : que feront-ils s’ils doivent faire réparer leur automobile ? A certains on présente une facture de 150 $, à d’autres de 1500 $. Vont-ils payer comptant, à crédit, chercher des heures supplémentaires, ou retarder la réparation ? Ils sont soumis à des tests cognitifs tandis qu’ils cogitent. Concernant la dépense de 150 $, les plus pauvres obtiennent des résultats globalement équivalents à ceux des plus aisés, mais la note de 1500 $ provoque des résultats très inférieurs chez les plus pauvres.

On peut comparer ce processus à ce qui arrive avec un ordinateur où tourne soit un seul programme, soit simultanément plusieurs programmes lourds. Dans le premier cas l’appareil est performant, en cas de surcharge par contre il ralentit, commet des erreurs ou se plante, non parce qu’il est intrinsèquement mauvais, mais parce que trop de choses sont exigées de lui en même temps.

Ceci explique que ceux qui en ont le plus besoin ne réclament pas les aides auxquelles ils ont droit. Ainsi la moitié de ceux qui ont droit au RSA ne le demande même pas, 60 à 70 % des cotisants à une complémentaire santé ne fait pas valoir ses droits, des bourses d’études ne sont pas sollicitées, etc… Le taux de non-recours est nettement plus élevé chez les étrangers que chez les Français, constate le Secours catholique, preuve s’il en était besoin qu’ils sont venus pour d’autres motifs qu’une aide sociale dont ils n’étaient pas informés…

Les gens ne se mettent pas dans une situation lamentable pour pouvoir recevoir une aide sociale, mais au contraire ceux qui sont coincés dans une situation invivable deviennent incapables de faire valoir leurs droits, si tant est d’ailleurs qu’ils puissent en avoir connaissance. La lourdeur bureaucratique ne représentant qu’une entrave éreintante de plus.

Or, les gouvernants ont beau parler de « simplification » administrative, on ne voit poindre à l’horizon que brimades et harcèlements de tous ordres en sus pour les précaires et chômeurs, traités en éternels suspects infantilisés, alors que déjà le simple fait de seulement se maintenir sur les listes de Pôle emploi relève d’un équivalent travail à temps-plein, à perte et même pas valorisant. Or le gouvernement légifère pour aggraver l’absurdité et l’inhumanité des contrôles et exigences envers les chômeurs, et la pénibilité de leur existence, comme si avoir un emploi ne dépendait que de leur volonté !

Plus les personnes sont en situation difficile et grave, plus il semble qu’on les y enfonce avec un cynisme effrayant. Ainsi pauvres, sans-abris, réfugiés, sont-ils harcelés, persécutés, quasi systématiquement. Une logique que l’on peut trouver à cette attitude scandaleuse, propre à faire craquer n’importe qui, serait donc d’ôter ainsi aux gens fragilisés toute faculté de rébellion contre le sort qui leur est infligé.

Bonne méthode pour réduire la « plèbe » à merci et entretenir un sentiment généralisé d’impuissance, que génère déjà la répétition sans fin d’infos plus alarmantes ou atroces les unes que les autres. Dans nos pays on ne gouverne plus par sagesse, mais par jeu sur les peurs, les pulsions et la punition revancharde.

Cela s’apparente aux situations causant les « burn-out » - overdose de stress et surcharge de contraintes et obligations – qui se répandent actuellement.

Qui que nous soyons notre bande passante mentale est limitée : pauvres, riches, salariés, chômeurs, ou patrons, diplômés ou pas, politiciens, citoyens autochtones ou exilés, etc...

D’aucuns se sentent très au-dessus de la mêlée, mais sont-ils pour autant exempts de ce phénomène, les énarques à la tête farcie de théories abstraites, évoluant dans leurs cercles fermés aristocratiques, qui n’œuvrent qu’à la perpétuation de leurs privilèges ? Ou ces patrons qui décident souverainement d’orientations économiques imposées à tous ? Ou ces scientifiques nommés experts y compris sur des sujets qu’ils n’ont pas étudié, les sortant ainsi de leur domaine de compétence ? Ou ces spécialistes qui restent par ailleurs des handicapés au plan par exemple relationnel ?

Les problèmes sont si nombreux et graves qui nous cernent de toutes part, que dans le meilleur des cas si on milite encore, c’est sous forme atomisée, dans la dispersion, sans parvenir à se fédérer autour de dénominateurs communs déterminants pour aboutir à des réalisations victorieuses.

Il importe, et tous les moyens en sont là, d’organiser la civilisation du temps libre, de partager le pouvoir de décider, et de répartir de vraies richesses dont nous pouvons parfaitement disposer en abondance, afin que tous connaissent le bien-être, la joie de vivre et le plaisir de la sociabilité et d’échanges en bonne intelligence, de manière plus ouverte, créatrice, réalisatrice, dans l’exercice d’une réelle liberté, la disponibilité à soi et aux autres et le recentrage sur l’essentiel.

Gdalia Roulin, 9 février 2018.

(1) Voir mon article : «  Le réalisme n’est pas ce que l’on croit ».

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