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Billet de blog 3 décembre 2025

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Derrière la normalisation du RN, un risque profond d’affaissement civique

La banalisation du RN masque une autre réalité : l’extrême droite au pouvoir vise toujours à transformer en profondeur les règles du jeu. Elle fait ainsi peser un risque d’affaissement civique : révisions constitutionnelles, durcissement autoritaire, atteintes aux droits fondamentaux, affaiblissement des contre-pouvoirs... Un glissement illibéral documenté par la littérature scientifique.

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Le processus de banalisation masque la continuité idéologique du RN © https://www.streetpress.com/sujet/1718289385-rassemblement-front-national-revelations-extremistes-bardella-le-pen-extreme-droite

À chaque échange familial ou amical autour du Rassemblement national (RN), un constat revient : pour une part croissante de l’électorat, les affaires, les dérapages, les amitiés embarrassantes, les groupuscules violents ou les références historiques nauséabondes ne pèsent plus dans le vote. « Je m’en fous, je voterai quand même RN » : cette certitude, désormais récurrente, révèle un basculement psychologique et sociologique analysé depuis plusieurs années par les équipes de recherche qui étudient les démocraties en crise.

Ainsi, s’est installée l’idée que « le RN est un parti comme un autre », qu’il n’y aurait « aucun danger particulier » à le voir accéder au pouvoir. Ce discours, répété en boucle, finit par s’imposer comme une évidence. Pourtant, à l'épreuve des faits, des trajectoires historiques et des intentions affichées par le RN, cette banalisation est profondément contestable.

L’objectif n’est pas de caricaturer des électeurs souvent animés par un réel sentiment d’abandon ou de déclassement, ni d’agiter un scénario catastrophiste. Il s’agit d’exposer en quoi l’éventuelle arrivée du RN au pouvoir suscite une inquiétude légitime. Une inquiétude qui ne relève ni de la peur irrationnelle ni du procès d’intention, mais d’un risque d’affaissement civique aujourd’hui bien documenté dans la littérature scientifique.

Le RN n’est pas un parti « comme les autres » : ses affinités idéologiques ne sont pas un fantasme

Voilà plus de 20 ans que des politistes comme Nonna Mayer (2015) démontrent dans leurs travaux que, malgré sa stratégie de
« dédiabolisation », le RN reste fondamentalement un parti d’extrême droite traditionnel: nationalisme ethnoculturel, vision autoritaire de la démocratie, conservatisme social etc. Dans Les faux-semblants du Front national, Mayer montre ainsi à quel point l’image du parti s’est adoucie sans que ses structures idéologiques profondes ne se transforment réellement. D’autres travaux confortent cette analyse, comme ceux de Jean-Yves Camus et Nicolas Lebourg (2015). Ils démontrent que la « normalisation » du RN ne supprime pas les continuités idéologiques avec la tradition postfasciste. Elle permet simplement au parti d’élargir sa base, tandis que des réseaux plus extrémistes continuent de graviter à sa périphérie.

Le cas de « Clermont non-conforme » — où se croisent néonazis condamnés, fanatiques obsédés par le IIIᵉ Reich et jeunes militants du RN — n’est pas une anomalie locale : c’est précisément le type d’écosystème que décrivent Camus et Lebourg lorsqu’ils étudient l’extrême droite dite « respectable ».

Ainsi, les faits rappellent régulièrement la persistance d’un ADN politique problématique : des cadres proches de mouvances néonazies, parfois condamnés (Frédéric Chatillon etc.); des élus locaux dont les déclarations révèlent un rapport pour le moins ambigu — voire fasciné — à l’histoire la plus sombre du XXe siècle (les « erreurs de casting » aux Législatives de 2024 nous en offrent un florilège) ; des alliances européennes avec des partis ouvertement illibéraux ou nostalgiques d’un ordre identitaire strict.

En résumé, la normalisation est esthétique ; l’idéologie, elle, n’a jamais changé.

Une stratégie de long terme : conquérir l’État pour transformer le régime

L’inquiétude légitime ne porte pas uniquement sur la sociologie militante du RN. Les travaux de Steven Levitsky et Daniel Ziblatt (2018) et de Yascha Mounk (2018) montrent que les dérives autoritaires contemporaines ne commencent pas par la prise du pouvoir par des radicaux extrêmes, mais par l’installation d’un populisme d’atmosphère dans les institutions républicaines, poussé par des partis d’extrême droite.

Dans tous les cas analysés — la Hongrie d’Orban, la Pologne du PiS, la Turquie d’Erdogan, les États-Unis sous Trump, le Brésil de Bolsonaro — la stratégie vers un régime illibéral est la même : 1. Accès au pouvoir par les urnes ; 2. Affaiblissement progressif des contre-pouvoirs (justice, médias, Parlement) ; 3. Affaiblissement des mécanismes de protection des minorités ; 4. Modification des règles du jeu démocratique, souvent sous prétexte “d’efficacité”, “d’ordre” ou de “volonté populaire”.

Kim Lane Scheppele (2019), spécialiste des constitutions illibérales, montre que la transformation d’une démocratie en régime autoritaire passe rarement par un coup d’État : elle passe par la loi. Autrement dit, l’arrivée au pouvoir d’un parti national-populiste débute toujours par des réformes institutionnelles « techniques », avant de glisser progressivement vers une démocratie illibérale. Et c’est précisément parce que ces glissements se font dans un cadre légal que beaucoup les sous-estiment.

Changer les règles pour ne plus perdre la main

Dans l’histoire politique, les extrêmes droites recherchent le pouvoir non seulement pour gouverner, mais aussi pour reconfigurer durablement les règles du jeu.

Les politistes et constitutionnalistes — Anne Levade (2021), Jean-Philippe Derosier (2023), Serge Audier (2020) — montrent que la Ve République offre un terreau institutionnel propice à cette dérive : un contrôle de l’agenda parlementaire, un pouvoir référendaire, une capacité de nomination, et un exécutif déjà très puissant.

Dans ce cadre, l’idée — déjà évoquée par le RN — d’utiliser un référendum d’initiative gouvernementale pour réviser la Constitution via l’article 11 constitue exactement ce que Levitsky et Ziblatt nomment un point de bascule. Ce n’est pas une révolution institutionnelle visible : c’est un contournement légal des procédures prévues, qui permet de modifier les règles du jeu tout en prétendant respecter la légalité.

C’est ainsi que basculent les démocraties contemporaines : non par un coup d’État, mais par un déplacement du cadre juridique qui verrouille le système. Ce n’est pas l’orage qui menace, c’est la lente érosion.

Le précédent Trump : un avertissement mondial

Nous avons longtemps considéré nos institutions démocratiques comme suffisamment solides pour résister à toute dérive. Pourtant, le 6 janvier 2021 a servi d’électrochoc : ce jour-là, Donald Trump refuse de reconnaître sa défaite et, soutenu par une partie de sa base, tente d’inverser un résultat pourtant validé par les tribunaux. L’assaut du Capitole, qui s’en est suivi, a constitué un avertissement mondial. Si cette tentative de coup d’État a échoué, c’est uniquement grâce à la robustesse du système américain. Peut-on en dire autant de la France, dont les institutions sont affaiblies, la participation électorale en chute libre et l’exécutif plus contesté que jamais ?

Cette fragilité institutionnelle crée un contexte où les groupes extrémistes et violents se sentent légitimés, et parfois encouragés, à agir. Résonnent ainsi les mots Antonio Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître, et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. »

Le renforcement des groupuscules violents est un symptôme, pas une marge

Caractéristiques des mouvements d’extrême droite, les groupuscules violents ne sont pas l’œuvre direct du Rassemblement Nation. Toutefois, la littérature scientifique (Lebourg 2015, Msika 2025) montre que, d’une part, leur existence n’est pas disjointe des succès électoraux du parti ; d’autre part, que leur activité augmente généralement après des percées électorales (comme l’ont montré les données sur les violences xénophobes en Allemagne après 2015 ou aux États-Unis après 2016) ; et enfin que l’arrivée au pouvoir d’un parti nationaliste conforte ces groupes dans un sentiment d’impunité symbolique. Les agressions commises en France après le premier tour des législatives de 2024 s’inscrivent parfaitement dans ces schémas documentés.

Un vote devenu identitaire : une mise en récit puissante et extraite du réel

Parallèlement à l’activisme de groupuscules violents, le RN a su largement conquérir un nouvel électorat, désabusé par les institutions et les partis traditionnels, pour qui voter devient autant un choix programmatique qu’un acte identitaire, une manière d’affirmer son appartenance à un « camp » face à un monde perçu en déclin voire en déliquescence (théorie du grand remplacement etc.). Dans cette logique, les faits ne jouent plus un rôle central.  Le vote se vit comme une expression identitaire et symbolique (slogan « Pour que la France reste la France »), renforçant ce que Mudde nome « l’immunité aux scandales » (Mudde 2019) : les affaires, les liens avec des groupuscules violents, les signes de nostalgie liés au nazisme ou les déclarations réactionnaires ne modifient plus l’intention de vote, car ces dénonciations sont perçues comme des attaques contre le groupe auquel l’électeur s’identifie.

Ce mécanisme n’est pas propre à la France : on le retrouve chez les électeurs de Trump aux États-Unis ou de Salvini en Italie. Partout, le même phénomène apparaît : une mise en récit simplifiante et manichéene du monde (« nous contre eux »), qui rend le vote imperméable aux contradictions factuelles.

Autrement dit, dire « je m’en fous » n’est pas une extraction du jeu politique : c’est entrer dans un registre où le vote devient un marqueur identitaire, bien plus puissant que n’importe quel argument rationnel.

L’affaissement civique : une menace silencieuse

En définitive, il ne s’agit ni de qualifier Bardella d’Hitler, ni de comparer le RN au NSDAP. Il s’agit, surtout, de pointer factuellement les conditions qui rendent plausibles un glissement illibéral : terreau institutionnel et sociétal, précédents internationaux, caractéristiques internes du RN, entre autres. Cette menace ne réside pas dans un basculement soudain, mais dans une succession de micro-renoncements : tolérer l’indifférence morale, relativiser les atteintes aux droits, redéfinir l’ « ennemi intérieur », considérer que l’Histoire n’est qu’un décor manipulable au gré des récits réconfortants.

Affirmer que le RN n’est pas un parti comme les autres, ce n’est donc pas agiter un épouvantail. Affirmer que le RN n’est pas un parti comme les autres, c'est prendre la littérature scientifique au sérieux. Révision constitutionnelle, affaiblissement des contre-pouvoirs, stigmatisation de citoyens selon leur origine ou leur religion, criminalisation potentielle de certaines oppositions, sont autant de perspectives rendues probables par l’arrivée au pouvoir du RN.

Ni affect personnel, ni un réflexe moral, l'inquiétude est une conclusion logique si l'on tire les enseignements de l’Histoire et de l’observation politique contemporaine. Il n’y a aucun fatalisme dans tout cela. Mais il n’y a plus de naïveté possible non plus. Reconnaître le risque, c’est déjà commencer à le combattre.


Elargissement

Au plan économique, le RN n’est pas non plus un parti comme les autres. Il combine deux registres qui, loin de s’opposer, forment un ensemble cohérent avec son idéologie d’extrême droite : un protectionnisme identitaire tourné vers l’extérieur et un libéralisme intérieur fondé sur la centralité du marché (Bouchet 2025 ; Sauvêtre 2020). Sur le versant extérieur, le RN mobilise un patriotisme économique qui se traduit par la remise en cause des régimes de libre-échange, par l’affirmation de préférences nationales dans l’accès à certaines ressources ou marchés, et par la valorisation d’un cadre souverainiste de régulation (barrières douanières etc.). Ce protectionnisme, davantage culturel qu’industriel, vise moins à restructurer l’appareil productif qu’à réaffirmer les frontières symboliques de la communauté nationale. À l’intérieur de ces frontières, le RN défend au contraire une conception classiquement néolibérale de l’économie : sanctuarisation de la propriété privée, valorisation de l’initiative individuelle, réduction de la dépense publique hors fonctions régaliennes, ciblage des aides sociales et méfiance envers les mécanismes redistributifs. L’ensemble compose ce que l’on peut qualifier d’économie identitaire-libérale, ou de national-néolibéralisme (Sauvêtre 2020), dans laquelle la protection invoquée sert avant tout à délimiter le périmètre du « nous ». « Se protéger de l’étranger, stigmatiser le non-Français, se faire la concurrence entre nous : voilà, en somme, une cohérence supplémentaire du RN dans son long chemin vers l’affaissement civique de notre pays.

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