Cornelius Castoriadis affirmait que la démocratie correspond à l'instauration d'un régime social caractérisé par la capacité conférée aux citoyens associés de réfléchir à leur propre pouvoir, en se reconnaissant comme les auteurs des lois auxquelles ils choisissent d'obéir.
Aujourd'hui, cet idéal démocratique est piégé par une démocratie représentative institutionnalisée qui n'est pas à la hauteur de l'ambition citoyenne. Les partis politiques sont particulièrement affaiblis : seuls 6% des Français.e.s considèrent qu'ils sont efficaces pour défendre leurs convictions. Le taux d'abstention aux élections atteint des niveaux records. Pire, l'intermittence démocratique proposée par la représentation démocratique écarte les citoyens du jeux politique une fois les élections passées. La démocratie représentative institutionnalisée débouche sur l'élection d'une Assemblée Nationale dont moins de 4% des membres ont entre 25 et 40 ans, quand cette même frange représente 19% de la population française, 32% des députés ont entre 60 et 70 ans quand cette même frange représente 11% des français. Quant au Sénat, il est composé à 80% par des hommes.
La France ne connaît donc pas d'une crise de la démocratie. Ce sont ses institutions démocratiques qui sont malades. Elles souffrent d'un syndrome clairement identifié : celui de la souveraineté limitée à une élite technocratique, qui repose historiquement sur l'idée que les questions politiques sont l’affaire d’une élite restreinte capable de prendre les bonnes décisions pour le pays. L'historien Pierre Rosanvallon souligne d'ailleurs que l'histoire de la démocratie à la française s'est toujours inscrite dans le bâillonnement et l’asservissement des passions populaires « par l’arraisonnement des élites bourgeoises ». La démocratie représentative française institutionnalisée est donc le reflet d'une « république censitaire cachée » qui donne la part belle aux élites et confisque au peuple son pouvoir souverain.
Quelles formes démocratiques faut-il encourager pour redonner un souffle durable et vivifiant à notre démocratie ?
D'abord, il nous faut casser cette séparation entre une élite de représentants et une masse populaire de représentés. La démocratie française ne saurait être une démocratie censitaire guidée par une mainmise jupitérienne !
Il existe des propositions réformistes pour corriger les maux de la démocratie représentative française. La principale d'entre elles est de faire appel aux tirages au sort. Instaurer le tirage au sort dans notre démocratie représentative n'implique pas de nier les compétences que requièrent certaines fonctions politiques rares et difficiles (ministre, président de région etc.), mais rappelle que l’objection d’incompétence n’a guère de sens quant à la capacité de chacun à avoir une opinion politique et à définir des orientations politiques générales. Ainsi, pour Gil Delannoi, le tirage au sort peut servir « à constituer des groupes auxquels sont confiées des tâches de délibération et de décision, soit à des fins consultatives, soit législatives ». Pour reprendre la pensée d'Aristote : quand l'élection technocratise, le tirage au sort démocratise.
Mais de multiples voies complémentaires s’ouvrent à nous pour désintoxiquer notre système de démocratie représentative. La transparence, oxygène de la démocratie, se doit d'être le socle de l’ensemble des processus et espaces démocratiques. Il n’est pas surprenant de voir la défiance envers la politique se renforcer, quand les liens entre puissances politiques, financières et économiques restent extrêmement flous. En ce sens, il devient urgent de proposer :
- L'introduction d’une dose de proportionnelle à l’Assemblée nationale, en prêtant attention à la diversité de sa représentation, en matière de parité et de diversité ;
- La diminution des pouvoirs du ou de la Président.e de la République qui aurait la possibilité d’être destitué.e par un référendum révocatoire ou par le Parlement ;
- D'accorder le droit de vote aux étranger.ère.s extracommunautaires résidant légalement sur le territoire national depuis cinq ans, dans le cadre des élections locales ;
- La reconnaissance du vote blanc. Si les votes blancs et les abstentions obtiennent la majorité absolue, l’élection est invalidée ;
- La possibilité aux citoyen.ne.s de soumettre une loi votée au Parlement à un référendum si 1% du corps électoral l’exige en utilisant notamment les outils numériques;
Faire respirer la démocratie, c'est également démocratiser l'action publique, en offrant davantage d'espace à l'expression citoyenne. Tel est l'objectif de la démocratie participative dont l'idéal tend vers une dynamisation des revendications permise par une ouverture à la « démocratie ascendante » qui graduellement, peut aller de la simple consultation, à la concertation, voire même à l’élaboration et à la mise en œuvre de projets communs. La démocratie participative peut donc permettre aux collectivités publiques de s'ouvrir à l'expertise d'usage et à l'intelligence collective citoyenne, qui bien souvent, conduit à un approfondissement des problèmes posés et de leurs solutions possibles. Bien entendu, la démocratie participative n'est pas exempte de limites (participation citoyenne souvent cloisonnée, marketing politique, maintien d'une relation verticale etc.), mais là encore, les politiques de démocratie participative apportent un nouveau souffle à la démocratie et contribuent à rapprocher les citoyens des cheminements politiques en jeu.
Enfin, la troisième forme de démocratie qu'il faut encourager est délibérative. La délibération politique est entendue par Bernard Guibert comme « un échange réglé d’arguments à propos des problèmes communs qui se posent dans la cité ». Ainsi, elle se caractérise par une extension de la démocratie en dehors des institutions politiques et notamment vers les pratiques culturelles et économiques. Elle comporte ainsi une dimension praxéologique, qui vise à construire ici et maintenant l'activité de la cité dans un va-et-vient permanent entre la délibération et l’action. Là encore, l'enjeu n'est pas d'idéaliser la démocratie délibérative en niant sa dimension inégalitaire face à la compétence rhétorique souvent requise, mais bien d'encourager la mixité, l'hybridation, et la diversité des outils démocratiques qui sont à notre disposition pour rompre avec la doxa technocratique, individualiste et conservatrice qui nous est imposée depuis plus de deux siècles, et qui s'accentue sous les coups d'un néolibéralisme effréné et ennemi de l'idéal démocratique.
Et maintenant, par où commencer ?
D'abord, il faut rompre avec le dogme néolibéral qui consiste à séparer le politique et l'économique. Et cela passe par le fait d'affirmer la nécessité de penser ensemble la démocratie et l'économie. La démocratie, en tant qu'idéal sociétal de justice et de bien vivre ensemble, doit avoir l'ambition de régir tous les aspects de la vie quotidienne, à commencer par le travail et la production. Démocratie représentative ou démocratie délibérative : ni l'une, ni l'autre, ne peuvent s’arrêter aux portes de l'entreprise et « capituler devant la dictature dans la production » pour reprendre les mots de Bernard Guibert. Dès lors, il faut encourager l'économie sociale et solidaire, dont la loi Hamon de 2014 clarifie les enjeux : les SCOP, les SCIC doivent être soutenues, le commerce équitable de proximité également, afin que l’esprit démocratique « contamine » toutes les sphères de notre société et les relations entre individus. La réappropriation citoyenne du développement économique devient même un enjeu écologique fondamental, car la soutenabilité de notre développement n'est pas compatible avec l'action du capitalisme et des actionnaires ! C'est aux citoyens de déterminer ce qu'ils veulent produire ou consommer et ce qu'ils veulent freiner ou au contraire encourager.
Ensuite, il faut encourager le développement d'espaces publics autonomes, entendus comme des espaces citoyens au sein desquels se réalise démocratiquement la formation de l'opinion et de la volonté collective, en créant les conditions du dialogue entre citoyens. La dimension démocratique et territorialisée de ces espaces leur confère un caractère délibératif et collectif qui encourage la co-construction d'actions ou de projets associatifs, économiques, culturels au service de l'intérêt général. En ce sens, ils sont des lieux d'élaboration de savoirs collectifs, et ont vocation à générer des solidarités démocratiques, c'est à dire des relations de réciprocité volontaire. Pour Bernard Eme, ces espaces sont ainsi « des espaces d'expression de soi, de confrontation à autrui et de reconnaissance où s'acquiert l'estime de soi ». De fait, le caractère démocratique et collectif des espaces publics autonomes de proximité offre une latitude intéressante au citoyen pour proposer un projet, des envies, une action etc. C'est en ce sens que chacun devient acteur d'un espace qui lui appartient, l'espace public autonome de proximité devenant alors un espace de création d'activités citoyennes, économiques, culturelles, mais aussi un espace de solidarités et de création de lien social. L'exemple clermontois de LieU'topie s'inscrit pleinement dans cette dynamique démocratique et citoyenne qu'il faut encourager.
Un bouleversement institutionnel est nécessaire afin de retisser la confiance entre citoyens et politique. La Ve République apparaît totalement dépassée tant elle repose sur une hyper-présidence. L’unilatéralisme et la gouvernance jupitérienne échouent là où de nombreuses expériences démocratiques témoignent d'un avenir désirable.
La pluralité des formes démocratiques est le poumon de notre société. C’est aussi la clé pour sortir de la sclérose imposée par un ordre technocratique et dépassé, aussi bien par les aspirations citoyennes que par les enjeux écologiques et sociétaux à venir. Démocratie représentative, démocratie participative et démocratie délibérative doivent être tournées vers un objectif commun : nourrir l'idéal démocratique d'une société juste et harmonieuse.
Pour cela, nous devons, d'une part, retisser le lien entre économie et démocratie, disloqué par la doctrine du libéralisme économique. Les entreprises sont incontournables dans la transformation sociale et écologique de notre société. Mais pour parvenir à construire un modèle économique en cohérence avec les enjeux sociaux et environnementaux de notre siècle, il convient de transformer leur gouvernance. Pour cela, deux leviers pourraient être actionnés :
- Inclure 50% de représentant.e.s des consommateur.trice.s et de représentant.e.s des salarié.e.s dans les conseils d'administration des grands groupes.
- Accompagner et avantager fiscalement le secteur de l’économie sociale et solidaire, en particulier les SCIC et les SCOP.
D'autre part, put être plus localement, il est d’ores et déjà possible d’encourager la création d'espaces publics autonomes de proximité qui établissent un lien politique entre les citoyens pour faire émerger des actions ou des projets d'économie solidaire, utiles socialement, inscrits dans des logiques de territoire etc.
Enfin, parce que l'Europe est un levier de transformation écologique et social inégalable, les peuples européens doivent se rassembler afin de rédiger une nouvelle constitution démocratique. Ce processus pourrait émerger de la création d'une Assemblée constituante européenne…
Les chantiers démocratiques sont ouverts, à nous d’assurer la maîtrise d’ouvrage !
Caillé Alain, « Présentation », Revue du MAUSS, 2005, no 26, p. 5‑29.
Dacheux Éric et Laville Jean-Louis, « Penser les interactions entre le politique et l’économie », Hermès, La Revue, 2003, no 36, p. 9‑17.
Delannoi Gil, « Le tirage au sort, une approche démocratique », Esprit, 2011, p. 153‑161.
Eme Bernard, « Agir solidaire et publicité des conflits », Hermès, La Revue, 2003, no 36, p. 165‑173.
Goujon Daniel et Dacheux Eric, Principes d’Économie Solidaire, Paris, Ellipses Marketing, 2011, 264 p.
Guibert Bernard, « Comment achever la démocratie représentative ? », Revue du MAUSS, 2005, no 26, p. 171‑192.
Laville Jean Louis, « Démocratie et économie : Éléments pour une approche sociologique », Hermès, La Revue, 2003, no 36, p. 185‑194.
Poirier Nicolas, « Quel projet politique contre la domination bureaucratique Castoriadis et Lefort à Socialisme ou Barbarie 1949 1958 », Revue du MAUSS, 2011, no 38, p. 185‑196.
Rosanvallon Pierre, La démocratie inachevée : histoire de la souveraineté du peuple en France, Paris, Gallimard, 2003, 591 p.
Rousseau Jean-Jacques, Du contrat social, Paris, Flammarion, 2011, 256 p.
Volat Geoffrey, L’économie solidaire, vers une transformation politique, économique, sociale, et écologique, dans une démocratie conviviale de proximité. Le cas de LieU’topie, association étudiante, solidaire et culturelle, Clermont-Ferrand, 2015, Université Blaise Pascal.