Du 4 au 7 juillet 2023 se tient à Lyon le 10ème Congrès de l’Association Française de Sociologie. La tenue de ce congrès donne l’occasion d’établir un diagnostic critique sur l’état de la sociologie académique. Aujourd’hui, ce qui se nomme sociologie dans l’université semble de plus en plus représenter un mode de production dont les normes et les valeurs représentent exactement ce contre quoi la sociologie s’était pourtant historiquement constituée. L’un des principaux obstacles épistémologiques à la pensée sociologique se nomme, aujourd’hui, sociologie académique. Je destine ces analyses à toutes celles et tous ceux, étudiants, enseignants, lecteurs, qui se sentent en décalage avec les normes de production qui dominent aujourd’hui l’appareil académique d’Etat et voudraient trouver des points d’appui pour refaire, enfin, de la sociologie.

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Du 4 au 7 juillet se tient à Lyon le 10ème Congrès de l’Association Française de Sociologie. Tous les deux ans, la plus grande partie de ceux qui ont des titres académiques de sociologues ou qui aspirent à les obtenir se réunissent pour présenter leur recherche et établir une sorte de bilan de la production académique. Un programme du congrès est établi et mis en ligne. Il se divise par thèmes, ou plutôt par domaines de recherche juxtaposés les uns à côté des autres.
L’organisation de la discipline sociologique se présente ainsi comme un assemblage de “réseaux thématiques” qui circonscrivent des sortes de sous-champs se concentrant sur tel ou tel aspect de la réalité : « «sociologie du droit et de la justice » « sociologie la jeunesse », « sociologie des arts et de la culture », « sociologie de l’éducation et de la formation», ou plus sobrement « mouvements sociaux », « travail, activité, technique », « corps, techniques et société »…
Il y a 50 domaines, dont on se demande très vite, à mesure qu’on progresse dans la lecture du programme , comment il est envisageable de les penser comme des entités séparées et séparables. On voit ainsi être distinguées une section qui porte sur la « Justice et critiques sociales » et une autre sur les « mouvements sociaux » ; une section « Socialisations” et une autre « sociologie de la jeunesse”, ou encore – et on pourrait multiplier les exemples aberrants à l’infini -, une section “sociologie économique » à côté d’une autre qui se consacre à “classes, inégalités, fragmentations”.
Dans chacun des réseaux thématiques ainsi découpés sans ordre ni cohérence sont annoncées les communications qui seront prononcées lors du congrès. Des dizaines et des dizaines de titres d’exposés sont ainsi listés, dont la quasi-totalité adoptent exactement la même forme : celle d’études de cas sur des sections restreintes du monde social
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Faire « tenir » le droit dans l’activité d’écriture d’un marché public : le cas d’un conseil départemental
De la mobilité à la mobilisation, appropriation de l’espace urbain d’un groupe stigmatisé: le cas des mineurs non accompagnés à toulouse”
Un« pôle utilitariste » au sein du champ des sciences sociales. L’exemple des chercheurs impliqués dans les politiques temporelles.
Sur la scène de l’engagement responsable. Ethos réformateurs et performances de la vertu dans les espaces professionnels de la RSE
Jeunesses populaires en ligne : que publient les jeunes sur leurs stories Snapchat ?
Parce qu’elles ont parfois recours à des enquêtes statistiques, certaines communications adoptent une focale plus haute. Ce qui leur donne l’apparence d’une généralité plus grande mais qui est purement fictive. La construction de l’enquête repose exactement sur le même principe que les enquêtes plus qualitatives, comme par exemple : “Se souvenir des relations. Les nouveaux liens créés durant le confinement de 2020 et leur devenir à partir des données de l’enquête “la vie en confinement””
Parmi ces 50 sections thématiques, une intrigue particulièrement. Elle s’intitule “Méthodes”. On se demande immédiatement comment une telle question – la méthode – peut être considérée comme “ à part”, et qu’il n’aille pas de soi que la réflexion sur la méthode ait sa place dans chaque réseau… Mais lorsqu’on lit les communications qui y sont proposées, on comprend que, en fait, la notion de « méthode » a été resignifiée : elle ne renvoie plus à une réflexion théorique sur les modes de production des enquêtes et leur pertinence mais apparaît comme un objet comme les autres, où le « chercheur » se prend lui-même comme objet de recherche et revient sur un travail passé. Les exposés consistent donc là encore, très largement, en des exposés à visée locale – mais leur spécificité est qu’ils n’exposent pas un « travail de terrain” mais reviennent dessus “« Tu es trop dans l’humain ! » Enquêter en commune humanité avec des syndicalistes policiers controversés” ou “Enquêter collectivement sur des masculinités différenciées. Une étude des conditions de production de données ethnographiques.”
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Il ne s’agit en aucun cas pour moi, en sélectionnant et en épinglant ces quelques titres, de produire un effet de moquerie ou de mise en question personnelle – et encore moins de blesser. La collection de communications qui compose ce programme offre ce que l’on pourrait désigner comme une révélation (au sens photographique) des négatifs qui enferment une certaine image de ce qui domine aujourd’hui le champ académique de la sociologie. Elle met en évidence l’existence de normes de production qui s’imposent à toutes et tous, sans que l’on ne semble réfléchir à leur légitimité et à leur validité. Je suis sûr que nombreux sont celles et ceux qui ne se sentent pas à l’aise avec cette conception de la recherche et qui s’y plient malgré tout pour pouvoir intégrer la profession sociologique et y être reconnus. Mais la conséquence de ce conformisme est que, à force d’être reconduites, ces normes en viennent à devenir hégémoniques, sans contestation, et à imposer une représentation unique de ce que faire de la sociologie veut dire. Ce qui est renforcé par le fait que très souvent aussi, celles et ceux qui refusent de se plier à cette conception de la discipline, qui la trouvent peu enthousiasmante voire accablante, quittent la discipline – j’ai personnellement été le témoin de dizaines d’exemples au cours des dernières années. Cette conception de la sociologie pourrait d’ailleurs fournir l’explication à un phénomène qui constitue un véritable tabou dans la profession sociologique actuelle , à savoir l’existence d’un nombre très important de chercheurs qui vivent dans un état semi-dépressif parce qu’ils ont du mal à appréhender le sens et l’importance de ce qu’ils font ou de ce qu’on les oblige à faire.
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On peut traiter le programme du congrès de l’Association Française de Sociologie comme Durkheim traitait le socialisme dans le cours qu’il a consacré à ce courant de pensée, c’est-à-dire comme un objet, une chose (Je précise que le problème que je pose n’est pas national mais se retrouve identique un peu partout où il y a aujourd’hui de la sociologie académique, par exemple en Angleterre, en Allemagne ou aux Etats-Unis).
Et la question qu’il faut poser est celle-ci : quelle image de la science, de ce que “penser” ou « étudier » le monde social doit-être à l’œuvre et partagée pour que cette pratique de recherche existe et soit envisageable ? Par quelles valeurs faut-il être produit comme sujet-chercheur pour être amené à accomplir ce type de production et à penser que « faire de la sociologie » consiste à écrire ce type d’études, à s’inscrire dans un univers où il semble légitime de distinguer la sociologie du corps de la sociologie du sport, la sociologie des classes de la sociologie économique, et de proposer dans ces sections mutilantes des études de cas ?
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Avant d’être fondée sur des principes épistémologiques ou méthodologiques, cette manière de donner une forme pratique à ce qui se nomme « sociologie » s’appuie sur une manière intuitive et quasi triviale de définir ce que veut dire connaître. Elle n’est peut-être que l’effet d’une soumission à une idée non problématisée de ce que penser le monde veut dire – elle ne se fonde pas, en d’autres termes, sur une image propre et créatrice du savoir et de la pensée.
Connaître signifie ici trivialement : “aller voir”, “enquêter”, “récolter”, “rendre compte”, “analyser”. L’intention qui anime la recherche est de nature informative ou documentaire. Il s’agit de se documenter, de recueillir des informations plus ou moins difficiles à récolter sur des parcelles du monde social et de les communiquer ensuite (à ses collègues, rarement dans un livre, etc. ). La valeur d’une recherche est empirique. Elle équivaut à la valeur des informations et des détails qu’elles donnent sur le monde social. Un exemple de cette conception de la sociologie est donné par le livre Avis d’Expulsion, de Matthew Desmond, qui se présente comme un ouvrage documentaire qui suit 8 familles. Pour expliquer pourquoi il a entrepris cette recherche, Matthew Desmond affirme souvent qu’il a simplement voulu combler un manque de connaissance sur la pauvreté: il existe dit-il beaucoup de recherches sur l’Etat social, sur les mères célibataires, les SDF, le système pénal et carcéral, mais nous n’avions rien sur les expulsions locatives, et c’est pour pallier à ce manque qu’il a choisi ce sujet.
“Faire de la sociologie” consiste donc à circonscrire un objet préalable du monde social pour, ensuite, l’étudier à travers un certain nombre de méthodes, qualitatives ou quantitatives, puis à exposer les “résultats” de cette “recherche”, résultats dont la valeur est informative (“le cas de…”). Si vous interrogez un sociologue au sens académique pour lui demander sur quoi il travaille, il répondra toujours par un objet – les politiques de logement, la jeunesse bourgeoise, le multipartenariat, etc. – jamais par un problème ou une question théorique. C’est la raison pour laquelle, comme le dit Adorno, “en tant qu’inventaires de ce que l’on appelle des états de faits objectifs” on a du mal à distinguer cette « sociologie » « d’informations préscientifiques utilisées ou destinées à des fins administratives ». Tout comme on a beaucoup de mal à la distinguer d’un journalisme amélioré.
Cette pratique de recherche est solidaire de tout un ensemble de valeurs. C’est en ce sens que l’on peut parler d’une véritable idéologie professionnelle. : ce qui est important, ce qui doit être valorisé, c’est le singulier, le détail, le précis. Contre le global, l’abstrait, le général, le lointain, le système – associé au conceptuel, à la spéculation, et finalement à la littérature, la philosophie voire la métaphysique – la sociologie doit reconstituer les nuances, la diversités des trajectoires et des vies, des ressentis qui sont à l’œuvre dans le réel et que des visions trop lointaines ou idéologiques gomment. Cette démarche conduit systématiquement à défaire les acquis des approches systémiques du monde social – comme on l’a vu dans des ouvrages qui s’en sont pris à la théorie bourdieusienne de la légitimité culturelle et de la domination symbolique en invoquant le cas de tel enquêté exprimant un ressenti différent (sur le mode: contrairement à ce que dit Bourdieu, X. dit qu’il se sent à l’aise à Sciences Po malgré son origine populaire). Contre ceux qui voient le monde « de loin » avec des catégories globales, la science sociale doit mettre au jour la diversité des trajectoires et des enjeux, la multiplicité complexe des forces objectives ou subjectives. La recherche se fonde sur la recherche du détail, du local – ou en tout cas doit se penser comme description d’un territoire localisé dans toutes ses nuances.
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Un exemple de cette logique nous a été donné par un livre collectif publié aux éditions du Seuil en 2019 intitulé Enfances de classe. L’équipe de chercheurs qui s’est formée pour ce projet dirigé par Bernard Lahire – qui a reproduit ici à l’échelle collective la conception de la “recherche” qu’il a appliquée à tous ses livres et qui consiste à croire que faire de la sociologie et faire des boîte de fiches désordonnées sont une seule et même chose – entend fournir une étude sur la fabrique des inégalités de réussite scolaire notamment liée à la socialisation infantile dans la famille et à l’école. Il s’agit de proposer une “sociologie de l’enfance”…
Mais que veut dire ici faire la sociologie de l’enfance? Quelle représentation se trouve derrière cette question ?
C’est la réponse à ces questions qui donne à cette enquête collective la forme qui est la sienne. La réponse à ces questions se fonde sur une dégradation symbolique des notions de généralité et d’abstraction. C’est ce qui est dit en introduction : le problème des livres sur les inégalités est qu’ils sont trop abstraits, trop généraux… Ces “défauts” les condamneraient à “déréaliser ce qu’ils prétendent mettre au jour”. Autrement dit : cet ouvrage se fonde sur l’introduction d’une différence entre le réel et le général: le général éloigne du réel, l’abstrait du particulier et des variations concrètes dont la sociologie devrait faire son objet si elle entend fournir une description fidèle du monde social.
Cette définition de l’objectif de la recherche comme animée par une visée informative conduit la science sociale à devenir multiplication d’études de cas. 17 sociologues vont ainsi pendant plusieurs années travailler sur…. 35 enfants et leur environnement. Ils vont enquêter à l’échelle individuelle pour répondre à des questions purement descriptives : “Nous avons enquêté à l’échelle de cas individuels, sur de nombreux domaines de pratiques et de multiples dimensions de la vie sociale, sans en privilégier un plutôt qu’un autre. Nous avons cherché à savoir où les enfants logeaient, s’ils avaient une chambre et, si oui, s’ils avaient des livres dans cette chambre; s’ils voyaient autour d’eux domestique ou femme de ménage; nous avons voulu connaître ce qu’ils mangeaient, ce à quoi ils jouaient, comment ils se comportaient dans différents moments de la journée (chez eux, chez la nourrice ou à l’école); comment leurs parents leur parlaient, plaisantaient avec eux, les punissaient ou les encourageaient; s’ils aimaient l’école, s’ils faisaient du sport ou toute autre activité extra-familiale, s’ils étaient suivis médicalement.”
Cette réduction de la recherche à une collection de faits triviaux est censée donner une image des enfances vécues au sein de la société française contemporaine. Mais une telle conception condamne ce projet à se fixer des objectifs triviaux et dont on se demande si l’on avait besoin d’une vaste étude pour le savoir : “ L’utilisation d’études de cas permet de faire sentir, autant que de faire comprendre”, que ces enfants, ne vivent pas tous dans la même réalité” !!!!
Le livre déploie plusieurs longs portraits des enfances de Zélie, Alexis, Libertad, Lucie, Rebecca auxquels un chapitre est consacré successivement. … Le détail, la variation, sont érigées au rang de visée de la science sociale. Et cela va même plus loin : cette attention à la diversité du réel – cette expression est impropre, il faudrait dire, au réel fictif et apparent construit comme diversifié – est même censée donner un contenu politique à la recherche : “ La variété, la richesse et la densité des informations produites sur chaque cas permettent d’incarner la réalité de l’ordre inégal des choses et de rendre plus difficile le détournement du regard ou l’indifférence. Si les chercheurs ayant contribué à cette enquête se sont imposé un si grand degré de sévérité empirique, ce n’est pas seulement pour montrer ce dont est capable la science quand elle est pratiquée avec rigueur. C’est aussi dans l’espoir qu’après avoir lu le produit de ce patient et minutieux travail collectif, on ne puisse plus dire qu’on ne savait pas.”…
Mais, pourrait-on leur rétorquer, tout le monde le sait et tout le monde le savait avant.
La recherche qui prend la forme d’études de cas et se déploie au niveau des interactions concrètes finit naturellement par devenir pure et simple psychologie. Adorno avait déjà noté l’existence d’une relation nécessaire entre ce qu’il appelait le positivisme – c’est-à-dire cette pratique des sciences sociales qui procède par appréhension de singularité et se réduit à une description des apparences fausses – et le subjectivisme. Le déploiement de la recherche à l’échelle de cas individuels préformés indépendamment de leur mode de formation par les cadres inconscients dont ils sont le produits condamne cette pratique à ne pouvoir avoir recours qu’à des opinions, à la compréhension d’eux-mêmes qu’ont les sujets et des sensations qu’ils éprouvent pour « expliquer » le réel et leurs comportements : parce qu’elle situe son regard au niveau de la diversité des interactions concrètes, ce qui s’appelle ici sociologie ne peut au mieux qu’offrir une sorte de connaissance des connaissances spontanées, une connaissance de la connaissance commune.
Dans Enfances de classe, ce devenir psychologie de la sociologie transparaît dans l’importance démesurée accordée aux propos que tiennent les acteurs sur leur trajectoire et leur choix (alimentaires, sportifs, d’orientations scolaires, de financement de cours à domicile ou non, etc.). Plus explicite encore: la plupart du temps, le principe explicatif des choix des parents voire des enfants étudiés est trouvé dans la narration qu’en donnent leurs acteurs lorsqu’ils invoquent, pendant des entretiens, leurs goûts, leurs affinités, leurs désirs, leurs images d’eux-mêmes, etc. Le principe explicatif des pratiques est censé résider dans la tête de l’agent observé et l’on considère que l’on a fourni une explication sociologique de la pratique lorsque l’on est parvenu à reconstituer l’opération mentale consciente qui en fut à l’origine. De manière quasi permanente, le discours du sociologue-de-l’enfance se confond dans l’ouvrage avec le discours des parents ou des professeurs, celui-là cherchant même systématiquement sa validation dans ceux-ci et ne cessant d’ailleurs de répéter comme preuve de la validité de ce qu’il avance; « comme disent les parents de… », « ainsi que l’avance X », ce qui montre à quel point le discours sociologique perd petit à petit toute forme d’autonomie par rapport aux discours des acteurs.
A la fin de l’ouvrage, la conclusion cite Balzac (“un romancier comme Balzac avait bien mis en scène…”) pour souligner que le romancier avait déjà, dans ses ouvrages, décrits une bonne partie des logiques que cet ouvrage aurait contribué à reconstituer, comme si l’on pouvait se féliciter d’avoir, en 4 ans d’enquête et en 1200 pages, démontrer ce qu’un romancier savait déjà il y a 200 ans.
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La tendance contemporaine de la sociologie à se définir comme une pratique à visée documentaire et informative qui, parce qu’elle constitue comme un référent négatif les “ généralités” et les “visions abstraites”, prend la forme d’une juxtaposition d’études quasi-psychologiques qui se déploient à l’échelle individuelle a parfois été analysée comme le résultat d’un « tournant descriptif » qui se serait opéré à partir des années 1980 en réaction à la domination du structuralisme et de la sociologie de Pierre Bourdieu.
En 2009, Mike Savage dans “Contemporary Sociology and the Challenge of Descriptive Assemblage,” cite ainsi tout un ensemble d’auteurs, Andrew Abbott, John Goldthorpe et Bruno Latour, qui, aussi différents soient-ils, ont promu une volonté de rompre avec la sociologie explicative, structurale, causale et en fait « critique » pour privilégier une approche descriptive, qui se situe au plus près de la réalité et de ses agencements. La recherche d’une sorte de neutralité pousserait les sociologues à assumer de plus en plus une méfiance à l’endroit des catégories constitués, des cadres de pensées et des concepts qui apparaissent comme des sortes de placages idéologiques au nom d’une description du monde qui entend se débarrasser de tout a priori.
Dans un article particulièrement intéressant intitulé « Against a descriptive turn » Nicholas Gane souligne que cette conception de la pratique des sciences sociales qui ne cesse d’invoquer l’idée de neutralité pour se fonder et qui s’oppose aux démarches qui recourent à des concepts abstraits parce qu’ils auraient toujours une connotation mutilante et normative se trouve explicitement à l’œuvre chez Piketty lorsqu’il disqualifie la notion de classes sociales et prétend utiliser des classements de la richesse purement descriptifs, comme si l’on pouvait penser la logique du capital dans nos sociétés sans la référer à une logique générale de l’exploitation de classe. « The only mention of class in this book comes in a series of tables on inequality of labour income, inequality of capital ownership, and inequality of total income (all across time and space), in which Piketty splits the share of different groups in total capital three ways: the top 10% is the “upper class” (the top 1% of which is the “dominant class”); the middle 40% is the “middle class”; and the bottom 50% the “lower class” (see 2014, pp. 247–249). In the pages that follow, however, Piketty states that these divisions and also their class “designations” are largely arbitrary as they are introduced “purely for illustrative purposes” and “play no role” in his analysis. He writes: “I might as well have called them “Class A,” “Class B,” and “Class C” . In other words, the notion of class and the related practice of social classification is, for Piketty, largely meaningless.”
S’il est incontestable qu’une transformation de la conception dominante des sciences sociales s’est opérée depuis une vingtaine d’années, il n’est pas certain qu’il soit pertinent de la décrire comme un tournant « descriptif ». Car une telle nomination reviendrait à accepter l’idée selon laquelle ces chercheurs « décrivent » quand d’autres expliquent, qu’il y aurait un antagonisme entre expliquer et décrire et que nous aurions ici affaire à deux démarches de nature différente. Alors que l’on pourrait au contraire affirmer l’impossibilité d’établir une distinction entre expliquer et décrire. Les œuvres de Bourdieu, Durkheim, Lévi-Strauss sont au fond entièrement « descriptive »: elles visent bien à décrire le monde social, à mettre en évidence ce qui s’y passe, mais cette description s’opère à propos d’entités ou de phénomènes qui sont conquis et construits contre les phénomènes apparents dont la sociologie dite descriptive se contente.
Il faut avoir une conception mutilante du concept de description pour ne pas décrire Le suicide, La distinction ou Les structures élémentaires de la parenté comme des ouvrages descriptifs et dont même en un sens l’apport essentiel consiste à établir une différence entre ce qui apparaît spontanément et ce qu’il faut décrire. Il y a un certain niveau de construction de l’objet où décrire et expliquer sont exactement la même chose. A l’inverse, ce qui se présente comme descriptif dans les recherches sociologiques actuelles l’est-il véritablement ? Faut-il leur accorder ce statut ? Ou ces travaux ne se contentent-ils pas de reproduire ce qui est phénoménalement livré au regard, les apparences, et donc en fait nous noient sous tout un ensemble de phénomènes sans sens et même faux. Comme le dit Adorno, ce type de sociologie qui se veut sans préconception ou sans être contaminé par la philosophie, « se résigne à devenir une simple description préscientifique de ce qui est le cas, de ce qui n’est que façade, apparence et n’est à proprement parler pas vrai ».
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L’histoire des sciences nous apprend à nous méfier des rapports entre Université et vérité. Nous ne devons pas confondre ce qui revendique académiquement le nom d’une discipline et sa vérité épistémologique et nous pouvons même penser la nécessité de faire jouer la deuxième contre la première. Il y a des impostures universitaires comme il y a des impostures extra-universitaires. Et il est possible de mettre en question, au nom de l’idée de sociologie, de son exigence, de sa puissance et de sa force, ce qui en usurpe le titre et tend à en défaire l’exigence.
La sociologie a toujours rencontré des résistances. Mais aujourd’hui, c’est ce qui porte académiquement le nom de sociologie qui fournit l’un des lieux de la destruction de l’idée de sociologie et de ce qu’elle emporte avec elle. La “sociologie académique” dominante représente un travail de démantèlement de la sociologie d’autant plus pervers qu’il s’opère soi-disant au nom de la sociologie – comme, dans le champ politique, des hommes ou femmes de droite, comme Valls, ont pu infiltrer la gauche pour tenter de la détruire encore plus efficacement. L’un des principaux obstacles épistémologiques à la sociologie aujourd’hui se nomme sociologie académique.
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Car historiquement l’idée de sociologie est toujours née d’un refus systématique des hypothèses constitutives de cette manière de concevoir la recherche. La question qu’il faut se poser pourrait être rédigée ainsi : pour quelles raisons certains esprits ont éprouvé le besoin de dire qu’il fallait, sur le monde social, faire naître une nouvelle attitude mentale pour le regarder et le penser ? Pourquoi la sociologie ? S’il s’agissait simplement de faire des enquêtes, des investigations, de recueillir des faits et des donnés sur ce qui est là, il n’y aurait jamais eu besoin d’inventer la sociologie car cette activité est menée par tout un ensemble d’instances, administratives, journalistiques, etc. La sociologie n’est pas née d’un désir de savoir. Elle naît pratiquement toujours d’une critique des savoirs établis : qu’il suffise de mentionner l’étude classique d’Emile Durkheim sur le Suicide, qu’il publie précisément alors que l’inquiétude concernant une augmentation du taux de suicide s’est emparée de l’espace public européen et que de nombreuses études y ont été consacrés. C’est face et contre cette prolifération d’études que Durkheim éprouve le besoin d’intervenir . Non pas donc parce que l’on manquerait de données mais parce que, précisément, cette prolifération de discours masque la réalité à l’œuvre et les forces sociales.
La sociologie ne se fonde pas sur quelque chose comme une ambition descriptive. Son acte de naissance ne réside pas dans une intention d’aller voir, d’aller chercher quelque chose comme une case noire de nos sociétés mais au contraire dans le fait de dire: il y a trop de faits, trop d’enquêtes. La sociologie suppose un renversement de la sensibilité. Durkheim n’a cessé de s’en prendre aux observations proliférantes des enquêtes sociales, à l’ethnographie ou à ce qu’il appelle les « récits de voyageurs… ». Le geste inaugural de sa démarche a consisté à s’en prendre à ceux qui pensent qu’étudier la société consiste à “entasser les documents” (c’est une expression de Durkheim) alors que, au contraire, il s’agit de construire un petit nombre de faits méthodiquement pour pouvoir en tirer des conséquences. Durkheim associe même la préférence pour le singulier, la différence, les particularités qui domine l’esprit sociologique contemporain…. à la survivance d’un esprit littéraire dans le monde de la science. Un sociologue doit privilégier le général, rechercher quelque chose de plus simple que les apparences multiples et c’est la raison pour laquelle, pour lui, “quelques faits suffisent »‘.
Autrement dit, l’élaboration des règles de la méthode sociologique ne vise pas à inciter à produire plus d’enquêtes en invoquant que l’on ignore la réalité du monde, mais à dire que l’on ignore la réalité du monde précisément parce qu’il y a trop d’enquêtes. Ce qui voudrait dire que ce qui s’appelle sociologie aujourd’hui constitue en fait une vaste entreprise pour nous empêcher de connaître le monde.
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Si Durkheim ne cesse dans ses écrits de s’en prendre à l’attrait pour la forme monographie (dont la version modernisée est l’étude de cas…) et à la croyance selon laquelle c’est en multipliant puis en additionnant les descriptions de parcelles de la réalité que l’on pourrait se former un tableau du fonctionnement de la société, c’est parce que cette démarche est vouée à l’échec. Car le monde est infini et “l’infini ne peut être épuisé”. On ne peut pas inventorier les caractéristiques d’une société, d’un groupe, si l’on ne dispose pas de critères pour le faire, pour trier l’important de l’insignifiant, pour voir ce qu’il y a à voir. On peut toujours ajouter des descriptions à des descriptions mais cette tâche ne s’arrêtera jamais et ne pourra jamais épuiser ce qu’elle prétend livrer. Durkheim considère dès lors les faits qui sont collectés par ces méthodes comme “vulgaires”. Ils ne sont pas rigoureux, ils sont suspects. A la tentation de lier la sociologie à l’image d’une collection de faits très nombreux, Durkheim substitue l’ambition de construire méthodiquement “quelques faits”, “décisifs ou cruciaux”. Quelle est la tâche de la science selon Durkheim? Substituer à la “multiplicités indéfinies des faits” un nombre restreint de phénomènes. (C’est dans les mêmes termes que Weber invoque son ambition. Lorsqu’il parle de son travail sociologique ou de la revue Archiv , il invoque le fait que, face à la richesse sans cesse croissante des descriptions à prétention scientifique, il est nécessaire de faire le tri, d’ordonner, d’opérer des synthèse, de forger des concepts précis, clairs, pour appréhender une réalité par essence chaotique et plurielle.)
Un sociologue, dit Durkheim, doit se donner pour tâche de « dégager le fait social de tout alliage pour l’observer à l’état de pureté. ». C’est là que commence son travail. C’est là que naît la sociologie. Avant cela, ce qui s’écrit n’est pas de la sociologie. C’est ainsi qu’il procède dans le Suicide. Contrairement à l’intuition première et contemporaine, qui pousserait à s’intéresser à la multitude des suicides et tentatives de suicides dans leur globalité, à leur contexte de production, aux vécues de chaque personne, etc. il s’agit pour Durkheim d’évacuer les cas individuels pour remonter aux forces sociales plus simples et aussi plus réelles. Et, à partir de là, de reconfigurer notre perception à travers de nouveaux axes, de telle façon que là où l’œil spontané voit des centaines de suicides différents, le sociologue voit quatre types de suicides qui se reproduisent à travers les cas fictivement pensés comme individuels – et dont la similarité échappe à la conscience commune.
Si la définition normative de la sociologie soutenue par l’appareil académique d’Etat avait toujours régné sans partage, des livres comme Le Suicide, mais aussi La Distinction, Stigmates et tant d’autres n’auraient tout simplement jamais vu le jour. Les normes auxquelles il faut aujourd’hui se conformer pour correspondre à la définition instituée de la sociologie auraient rendu impossible l’éclosion de tels projets (en sorte que, finalement, lorsque les sociologues brandissent ces ouvrages comme des modèles ils se comportent un peu à la manière de ces criminels qui font à la télévision l’éloge d’une personne disparue qu’ils ont en fait tuée et enterrée quelques jours auparavant).
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Peut-être est-ce Adorno qui a trouvé la formulation la plus efficace pour caractériser ce qui définit l’attitude sociologique par rapport à cet ennemi qu’il nommait, lui, le positivisme (et qui chez d’autres sera nommé ethnographie, empirisme, empirisme abstrait…) On la trouve dans son texte d’introduction à l’ouvrage De Vienne à Francfort consacré à la querelle allemande des sciences sociales. Dans ce texte, Adorno essaie d’aller le plus loin possible dans une discussion frontale avec le “positivisme” – c’est-à-dire la réduction de la sociologie à des études de cas et à du “fact findings”. Il oppose à cette pratique une conception véritable de la sociologie. L’acte à travers lequel on reconnaît un projet véritablement sociologique est quand il maintient vivante l’idée qu’il y a une différence entre apparence et essence. La sociologie n’ a de sens que si elle valide la position selon laquelle il y a quelque chose d’autre que ce que l’on voit et si elle se donne pour tâche de le conquérir. “Les faits ne sont pas cet élément ultime et impénétrable que la sociologie régnante voit en eux conformément au modèle des données sensibles de la théorie ancienne de la connaissance. En eux apparaît quelque chose qu’ils ne sont pas eux-mêmes.” . Derrière ce qui se présente comme faits, ou plutôt à travers eux, il y a quelque chose d’autre, quelque chose qui à la fois est là et n’est pas là, qui joue, qui agit – cette entité ne se manifestant qu’à travers des données éparses. La sociologie est la recherche de “ce qui secrètement tient la machinerie ensemble”. Ce qui caractérise la sociologie est de reconstituer les forces et les mécanismes qui agissent derrière et à travers ce qui se livre à nous comme donné mais qui, s’ils sont pensés sans références à cette totalité, ne sont au final que des ruines privés de sens: “ Rien de social ne peut être pensé sans référence à la totalité, au système total qui est réel mais intraduisible en une immédiateté tangible, et qui pourtant ne peut être connu que dans la mesure où il est appréhendé dans le factuel et l’individuel”. Par conséquent, la sociologie ne saurait jamais se penser sur le mode de la collection et de la reconstitution de ce qui se livre aux apparences comme faits. Elle doit interpréter, elle doit ajouter. Elle doit affirmer: “Interpréter a pour signification première : percevoir la totalité à partir des traits du donné social”. C’est la description de la totalité qui définit la tâche de la sociologie, son intention et son but. Le positivisme est, par rapport à cette exigence, un anti-intellectualisme, qui refuse d’ajouter quelque chose en plus à ce qui se livre comme donné. Cet anti-intellectualisme (l’anti-intellectualisme est une passion très répandue dans l’université) est condamné à se situer dans le domaine des apparences fausses, à ne jamais voir ce qu’il faut voir et ce qui se joue réellement dans le réel.
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J’arrête ici ce texte. Je le conclus par deux citations, l’une de Durkheim, l’autre d’Adorno, sans dire qui est l’auteur de chacune, et parce qu’il me semble que c’est à condition de tenir ensemble ces deux enseignements que l’on pourra, aujourd’hui, faire revivre véritablement l’idée de la sociologie:
“Si on renonce au tout pour le détail, on renonce aussi au détail”
“Si la sociologie existe, elle ne peut être que l’étude d’un monde encore inconnu”