J’ai récemment trouvé dans mes fichiers ce passage que j’avais supprimé de mon livre Logique de la création. Il porte sur l’allocution d’ouverture des Etats Généraux de la Philosophie par Jacques Derrida en 1979. Je le publie car il restitue comment Derrida affronte une question qui se pose peut-être avec une intensité encore plus grande aujourd’hui que lorsque elle a été prononcée : comment critiquer la philosophie médiatique sans constituer comme norme la philosophie académique ? Ces deux pratiques, qui ne cessent de se définir l’une contre l’autre et de se légitimer en présentant l’autre comme l’« ennemie » ne pourraient-elles pas être dotées d’une étrange complémentarité ? Etre un intellectuel critique ne doit-il pas consister à « combattre simultanément » ces deux dispositifs de pouvoir ?
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Le 16 juin 1979, Jacques Derrida prononce l’allocution d’ouverture des Etats Généraux de la Philosophie à la Sorbonne. Son propos porte essentiellement sur la situation de la philosophie dans l’espace public. Derrida s’inquiète, dans sa conférence, de la domination de plus en plus grande, sur la scène éditoriale et médiatique, d’une philosophie dégradée, indigente, qui se situe en-deçà de tout ce que l’on serait en droit d’attendre de la part de discours qui se réclament de la philosophie. Derrida vise notamment les « nouveaux philosophes » (dont la publicité commença en 1976), qui envahissent le « marché » de « leur indigence naïve et précritique, ignorante jusqu’à la barbarie, complaisante et jubilante jusqu’à la bouffonnerie, ou parfois, pour nous, pour moi en tous cas, impardonnablement ennuyeuse »[1]. Comme beaucoup d’autres orateurs de ces Etats Généraux, Derrida s’émeut ainsi que ce qui se présente comme de la philosophie dans l’espace public ne satisfait à aucune des exigences minimales à cette tradition et à cette pratique.
Mais l’originalité de la position de l’auteur de De la grammatologie est de ne pas se limiter à cette critique et de ne pas se satisfaire de cette formulation du problème.Derrida souligne le risque que la critique de la philosophie médiatique débouche sur une valorisation de la philosophie académique et des normes académiques de production, et ne soit donc l’occasion d’une restauration des valeurs institutionnelles.
Derrida critique ceux qui invoquent la tendance de l’espace médiatique et éditorial à faire le jeu de l’imposture et de la sous-philosophie pour promouvoir l’ordre universitaire et en faire l’éloge. Car ce qui règne dans l’Université ne saurait être érigé comme critère d’évaluation.
Les normes académiques ne sont pas des référents pertinents pour mettre en cause ce qui circule dans l’espace médiatique : « Je ne crois pas pour ma part que les productions philosophiques autorisées et légitimées par les appareils officiels (d’hier et d’aujourd’hui) constituent, dans leur ensemble, bien sûr, la référence irréprochable du haut de laquelle nous pourrions dédaigner ce qui passe pour philosophie ou ce qui se passe de philosophie hors de l’enceinte scolaire et universitaire » [2].
L’espace de la compétence professionnelle n’est pas au-dessus de tout soupçon. Il possède aussi « des pouvoirs d’évaluation, de promotion, de sélection, et même ses petits média, […] des leviers professionnels et éditoriaux très concentrés dont l’analyse critique ne doit pas être, de notre part, complaisante »[3]. L’invocation de la philosophie médiatique comme repoussoir permet à la philosophie académique de faire oublier ces éléments et ainsi de s’immuniser contre la critique en se présentant comme « modèle » ou comme « rempart » contre la pseudo-philosophie.
Rien n’est plus terrible que cette situation dans laquelle on veut nous enfermer, où l’apparition d’une philosophie médiatique conduit à une renaissance de l’ordre universitaire, à un renouveau de la croyance en ses vertus et à un renforcement de la confiance des universitaires dans eux-mêmes, dans la valeur de ce qu’ils sont et de ce qu’ils font Si la philosophie médiatique engendre un retour à la croyance dans la production académique, ce serait une forme de double peine et de régression.
Au fond, selon Derrida, le mouvement qui rend possible la naissance d’une philosophie médiatique est plutôt positif. Il faut se féliciter de l’amoindrissement de l’autorité de l’ordre universitaire, de l’apparition de lieux qui le contournent et en remettent en cause l’hégémonie : « Que cet espace de la compétence professionnelle soit débordé, et avec lui l’espace social qui fournissait traditionnellement en France la majorité des philosophes de profession, qui peut sérieusement le regretter ? »[4].
Jacques Derrida renvoie dos à dos la philosophie académique et la philosophie médiatique. Ces deux systèmes lui apparaissent même comme solidaires, liés entre eux : « Mon hypothèse, je le dirai brutalement d’un mot, sans plus pour le moment, c’est celle d’une filiation entre la machinerie dominante d’hier et la machinerie dominante d’aujourd’hui, une filiation presque directe, naturelle, sinon légitime (comme on dit dans les familles). »[5]
Dans leur fonctionnement habituel et dominant dit Derrida, l’ordre universitaire et l’ordre journalistique ont pour point commun d’empêcher de penser librement, de censurer les œuvres innovantes, de restreindre les possibilités de faire émerger des modes d’écriture inédits. Il est donc nécessaire de les combattre tous les deux, ensemble : « Il y a une complémentarité parfois peu lisible, mais solide, entre l’académisme le plus immobilisé, le plus crispé, et tout ce qui, hors de l’école et de l’Université, sur le mode de la représentation et du spectacle se branche presque immédiatement sur les canaux ou les chaînes de la plus grande recevabilité. C’est cette complémentarité, cette configuration – partout où elle apparaît – qu’il faut, me semble-t-il, combattre. Combattre simultanément. »[6]
[1] Jacques Derrida, « Philosophie des Etats Généraux », in Etats Généraux de la Philosophie (16 et 17 juin 1979), Paris, Flammarion, coll. Champs, 1979, p 37.
[2] Ibid., p 39.
[3] Ibid., p 38.
[4] Ibid.
[5] Ibid. p 39
[6] Ibid., p 42-43.