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Billet de blog 2 juin 2023

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Et le conteneur changea le monde

Combien d'objets aussi simples qu'un conteneur ont changé le monde ? Popularisé par l’Américain Malcolm McLean en 1956, le conteneur s’impose comme le moyen le moins coûteux pour transporter des marchandises aux quatre coins du globe, changeant ainsi la face de l’économie mondiale, pour le meilleur et pour le pire. (Renaud Duterme)

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840 millions. C’est le nombre de conteneurs ayant transités par un port en 2021[1]. Révélateur de la mondialisation des échanges, cet objet en est l’un des principaux artisans. Mais il constitue aussi un instrument de pouvoir, en particulier pour les grandes entreprises, lesquelles vont accroître la mise en concurrence de l’ensemble des pays et des travailleurs, pour leur plus grand profit. Comment une simple boîte métallique de 6 ou 12 mètres de long a-t-elle pu révolutionner le monde ? Avant tout via les multiples avantages qu’elle offre.

Une boîte géniale

Il faut d’abord se représenter le chargement et le déchargement des navires marchands avant la conteneurisation. Des dizaines de travailleurs robustes se passant l’un à l’autre des marchandises diverses avant de les empiler avec plus ou moins de difficultés en fonction du poids, de la forme, de la nature et du conditionnement des objets manipulés. Un bateau pouvait mettre plusieurs jours avant d’être vidé, ce qui impliquait autant de temps d’immobilisation au port. Une analyse effectuée en 1959 estimait que le temps passé à quai représentait 60 à 75% du coût du transport d’une marchandise transportée par voie maritime[2].

De ce fait, la question qui obsédait Malcolm McLean était : « au lieu de charger, de décharger, de déplacer, puis de recharger des milliers d’articles en vrac, pourquoi ne pas disposer le fret dans de grosses boîtes et se contenter de les déplacer ? »[3].

Outre le gain de temps (aujourd’hui, un conteneur peut être chargé / déchargé toutes les 90 secondes), ce sont évidemment des économies d’argent que va permettre cette nouvelle méthode. Et pour cause, à la même époque, alors que charger du fret en vrac coutait en moyenne 5,83$ la tonne, le coût du chargement via conteneur revenait à 15,8 cents la tonne[4].

Il n’en fallait pas plus pour que le conteneur suscite l’intérêt d’un nombre croissant d’entreprises de transport. La réduction de la manutention réduisait en outre les risques de perte, de casse et de vol de la part des débardeurs, pratique semblait-il assez courante dans la plupart des ports. Cette profession va d’ailleurs quasi disparaître en raison de l’automatisation que permet la conteneurisation. Ce qui fera les affaires du monde patronal, ces travailleurs, de par leur pouvoir de paralyser des ports, « représentant l’avant-garde du radicalisme ouvrier »[5].

Depuis, et à l’instar du reste de la société, cette automatisation s’est encore accentuée, notamment via l’informatisation croissante puisque dorénavant, les milliers de conteneurs possèdent un numéro unique qui est scanné et tracé au fur et à mesure des différents embarquements.

Pourtant, le conteneur n’a pas été d’emblée accepté par les différentes autorités portuaires, lesquelles y voyaient d’abord la nécessité d’effectuer des investissements considérables (aménagement des quais, dragage, installation de grues, entrepôts, communications avec l’arrière-pays, etc.). Celles qui la refusèrent le regrettèrent amèrement une fois que cette nouvelle méthode eut pris son envol. Envol qui aura d’abord nécessité l’établissement de normes en termes de taille (6 ou 12 mètres dans l’immense majorité des cas) à la suite d’âpres débats sur ses dimensions optimales. C’est alors que l’on va pouvoir profiter de ses avantages.

Le gerbage tout d’abord, c’est-à-dire l’empilement de plusieurs conteneurs (jusqu’à 10 sur les derniers modèles de navires), ce qui va évidemment permettre d’augmenter la quantité de marchandises transportées, mais également de superposer des objets de taille et de formes diverses. L’intermodalité ensuite, à savoir la faculté de transférer un conteneur d’un bateau sur un camion (trajets plus courts) ou sur un train (trajets plus longs) et inversement.

C’est ainsi que le conteneur est devenu « la pierre angulaire d’un système hautement automatisé permettant de transporter des marchandises d’un bout à l’autre du globe, à moindre coût et sans aucun risque »[6]. En d’autres termes, l’élément central de la mondialisation des échanges.

Une division du travail à flux tendus

Mais au-delà de ses avantages directs, le conteneur va être le catalyseur de changements plus profonds encore, à commencer par une division du travail, d’abord à l’échelon national puis mondial. Avec la baisse des coûts du transport, il va être dorénavant facile de délocaliser des activités de production aux quatre coins du monde. Alors qu’avant, la tendance pour une entreprise était de contrôler l’ensemble des maillons de la chaîne d’approvisionnement, la conteneurisation va encourager la sous-traitance, ouvrant la voie à la spécialisation à outrance de compagnies ou de territoires. Chaque maillon de la chaîne va pouvoir être délocalisé en fonction de normes sociales et environnementales, du savoir-faire, de la présence de matières premières ou de l’existence d’infrastructures de transport performantes, favorisant ou non l’acheminement rapide des marchandises demandées.

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Le tout selon la logique du « just-in-time ». Concept élaboré par l’entreprise Toyota, il vise à réduire ses stocks en faisant faire par d’autres les composants du produit final, selon des normes strictes et des délais de livraison déterminés à l’avance (chose impossible sans nos chers conteneurs). Résultat : encore de nos jours, l’essentiel des conteneurs renferment des produits intermédiaires et non des biens de consommation finale. Les progrès dans les télécommunications vont encore faciliter et internationaliser cette méthode puisque les entreprises pourront directement passer commande auprès de fournisseurs situés à des milliers de kilomètres.

Une fois ces avantages admis, le conteneur va peu à peu être adopté par les gouvernements et les entreprises, lesquels vont y voir une façon d’élargir leurs marchés. Grace à lui, plusieurs pays (Japon, Corée du sud, Hong Kong, Singapour, Australie, etc.) ont ainsi pu accroître leurs exportations et devenir des puissances commerciales majeures[7]. Et cela en chamboulant l’économie d’autres pays, lesquels ont vu l’arrivée de produits importés moins chers que ceux fabriqués ou assemblés localement. En d’autres termes, avant le conteneur, les prix élevés des transports faisaient office de barrière commerciale[8], protégeant les industries de la concurrence étrangère. Son utilisation a donc joué un rôle majeur dans les processus de désindustrialisation qui ont touché des régions autrefois manufacturières d’Europe de l’Ouest, d’Amérique du Nord ou du Japon. En d’autres termes, le conteneur va redessiner les cartes de la mondialisation en concentrant la production dans des pays à bas salaires, mais aussi pourvus d’installations portuaires leur permettant d’accueillir les plus gros porte-conteneurs.

Conteneur et lutte des classes

Le transport par conteneur repose avant tout sur la notion de volume. Plus le nombre de conteneurs expédiés est élevé, plus le coût unitaire est bas. Ce qui avantage les plus grands terminaux, non seulement les seuls à même d’accueillir les plus grands navires (le dernier en date, le MSC Tessa, est long de 400 mètres et a une capacité de 24.116 EVP) mais au sein desquels le chargement et le déchargement peuvent s’effectuer plus rapidement. Ce type de transport est donc extrêmement capitalistique et favorise les plus grosses entreprises du secteur, les investissements de départ étant tels qu’il faut transporter toujours plus.

Le conteneur va donc donner un pouvoir sans précédent aux entreprises ayant la possibilité de s’internationaliser puisque ces dernières vont pouvoir mettre en concurrence l’ensemble des travailleurs et des sous-traitants du monde entier. Cela va leur permettre non seulement de profiter de coûts de production très avantageux mais également de dompter les revendications syndicales par un chantage à la délocalisation. En effet, la conteneurisation, mais aussi les progrès dans les télécommunications, vont permettre à toute une série d’acteurs de transférer des capitaux ou des unités de production rapidement du jour au lendemain, ce qui va leur permettre de « faire leur marché » parmi les territoires leur offrant les niveaux de salaires et les règles environnementales les plus favorables (entendez les plus faibles et les moins contraignantes). De ce fait, cette révolution est capitale pour comprendre l’offensive néolibérale, laquelle sert avant tout de paravent idéologique à une liberté quasi-totale pour les grandes entreprises[9].

Bien entendu, ce modèle ne cesse de montrer ses limites (dumping social et environnemental ; perte d’autonomie industrielle ; vulnérabilité en cas d’épidémie, de guerre, de congestion portuaire ou du blocage de voies stratégiques ; navires trop grands pour traverser des voies de passage ; risques d’accident et pertes de conteneurs, affaiblissement des petits producteurs concurrencés par des marchandises étrangères) et devra tôt ou tard être remis en cause en raison des nécessités écologiques et du déclin inéluctable de la production pétrolière. En voilà des défis, pour une banale boîte métallique.

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Marc Levinson, The box. Comment le conteneur a changé le monde, Paris, éditions Max Milo, 2011

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Sur le blog

« En haute mer, tout est permis » (Renaud Duterme)

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[1] https://donnees.banquemondiale.org/indicateur/IS.SHP.GOOD.TU

L’unité de mesure pour le trafic de conteneur est l’EVP (pour équivalent vingt-pieds), ce qui correspond grosso-modo à 6 mètres, soit la taille d’un des deux principaux modèles de conteneurs. Le second mesurant 12 mètres.

[2] Marc Lewinson, The box, Comment le conteneur a changé le monde, Paris, Max Milo, 2001, p.48. Sauf mention contraire, l’ensemble des chiffres comme d’ailleurs l’essentiel de l’analyse, sont tirés de cet ouvrage de référence.

[3] Ibid., p.62.

[4] Ibid., p.98.

[5] Ibid., p.58.

[6] Ibid., p.20.

[7] Ibid., pp.351-352.

[8] Ibid., p.426.

[9] Pour plus de développement sur les liens entre géographie et capitalisme, se référer à mon Petit manuel de géographie de combat, paru en 2020 aux éditions La Découverte.

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