Un peu d'air frais pour l'automne. Qui s’intéresse encore aux transhumances ? À part Bison futé qui a volé le mot pour évoquer les va-et-vient des vacanciers sur les routes. Pourtant, dans les montagnes de l’Europe méditerranéenne (et quelquefois les Alpes suisses), les bêtes migrent entre littoraux et sommets. Et pas toujours pour le folklore. (Gilles Fumey)
Puisque la saison approche, optons pour une géographie animale qui n’a pas totalement disparu. Jean-Claude Duclos, du musée Dauphinois et Patrick Fabre de la Maison de la transhumance, retracent l’histoire[1] de cette vieille pratique des mouvements saisonniers. Pourtant, leurs « fêtes » n’ont lieu qu’à partir des années 1990 à Riez, Le Vernet, Jausiers pour n’en citer que quelques-unes. Il faut entendre les bergers en tête, avec leurs ânes, les chiens, les chèvres et les brebis, un vraie symphonie de bêlements, sonnailles, fouets, cris des bergers, aboiements…
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Entre 1500 et 2500 mètres d’altitude, des alpages des cols d’Allos et de Larche qui échappent aux sécheresses provençales conduisent hommes (quelques femmes) et troupeaux dans le Haut-Verdon, la Haute-Ubaye et la Haute-Bléone, semble-t-il, depuis des millénaires. Des traces archéologiques de plus de 5000 ans qui précèdent d’autres échos pierreux du Ier siècle racontent des estivages, au rayon moins large qu’au Moyen Age. Là, des bergers de métier gagnent la Provence avec de gros troupeaux appartenant à des monastères, les moutons cherchant à être sous la limite entre neiges et pâturages. L’armature juridique nécessaire pour acquérir des droits de séjour pour ces milliers de bêtes permet d’activer tout un réseau d’abbayes dont les troupeaux finissent par gagner la plaine sèche de la Crau, voir les contreforts des Baux pour l’abbaye de Boscodon et ses privilèges de gabelle et de passage.
Au 12e siècle, il faut des bergers aguerris pour tenir les bêtes, éviter les contestations avec les paysans et, surtout, les seigneurs dont les profits sur la laine avaient augmenté les troupeaux ovins. Un nouveau business est né pour les seigneurs locaux qui louent leurs alpages. Ces « entrepreneurs de transhumance » ou nourriguiers prennent modèle sur les pratiques de transhumance de masse en Espagne, dans la Mesta et en Italie, sur la Dogana delle Pecore.
L’éternel combat nomades/sédentaires des régions subdésertiques du globe
Alors que l’Europe est en pleine crise (peste noire), puis renaissance, un vrai capitalisme transhumant avec des troupeaux de 6 000 à 20 000 têtes (fractionnés en plus petits) organise les migrations animales entre bas-Rhône et haute-Provence. Deux drailles, sentiers de transhumance, la Routo (terme occitan, far la routo, transhumer) qui est le théâtre de bisbilles entre transhumants et locaux. Les chèvres sont accusées de dégrader les forêts, les moutons les sols qu’ils piétinent. L’Etat donne raison aux plaignants au moment du maximum démographique du 19e siècle au cours duquel la montagne est reboisée à partir de 1882. Les alpages sont interdits, le cours de la laine s’effondre devant le coton, les éleveurs passent à l’élevage pour la viande, utilisent le chemin de fer avant les bétaillères des années 1960 qui mettent cinq heures depuis la Crau pour gagner la Haute-Ubaye et le Haut-Verdon à raison de 500 bêtes par convoi.
Le changement climatique affecte la densité des pâturages où l'herbe est moins drue qu'il y a quelques années. Les éleveurs s’adaptent en ajustant les effectifs des troupeaux, les temps de présence sur l’alpage. Il faut aller, parfois, jusqu’en Savoie et en Isère pour gagner de nouveaux terrains. En 2022, un tiers des ovins avait trouvé pitance en Haute-Provence… L’autre bataille à gagner est celle de la cohabitation avec les loups. Vaste sujet…
Avec neuf autres pays, la France tente fin 2023 le classement au patrimoine immatériel. « Un plan de sauvegarde de la transhumance, partagé à l’occasion de ce classement par l’ensemble des acteurs concernés, permettra de favoriser la transmission des savoir-faire, assurent Jean-Claude Duclos et Patrick Fabre. Il accompagnera l’évolution des pratiques et la valorisation des produits et mettra en œuvre les outils et actions de promotion, de vulgarisation, de médiation ». La Maison de la Transhumance avec la Fédération française de Randonnée pédestre (FFRP) propose désormais des « expériences pédestres » de la Routo, qui conduit jusqu’au Piémont italien. Qu'aurait dit Pierre Dac sur ces drailles devenues GR69® ? Qu'il est dans l'ordre des choses que les randonneurs remplacent les animaux, si les touristes se comportent comme des moutons.
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[1] Revue l’Alpe, n° 102, automne 2023. Un excellent numéro sur la Haute-Provence, avec de l'histoire, des chroniques.