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Billet de blog 3 septembre 2025

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Make Hollywood Great Again : le cinéma américain au cœur d’une bataille idéologique

Hollywood, jadis vitrine du rêve américain, traverse une crise idéologique. Polarisation politique, pressions symboliques et recomposition des marchés font du cinéma un champ de bataille. S’y rejoue la redéfinition des normes culturelles, des récits dominants et de la projection internationale des valeurs nationales, entre fragmentation des publics et impératifs économiques. (Nashidil Rouiaï)

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Depuis plus d’un siècle, Hollywood n’est pas seulement une fabrique de récits: c’est aussi un vecteur de projection des valeurs américaines à l’échelle mondiale, un instrument central du soft power des États-Unis[1]. À travers ses productions cinématographiques et sérielles, l’industrie hollywoodienne a contribué à façonner des imaginaires collectifs bien au-delà de ses frontières[2]. Cette puissance symbolique, que Joseph Nye a définie comme la capacité d’influencer sans contrainte, repose sur l’attractivité d’un modèle culturel. Mais ce rôle n’est ni neutre ni immuable: l’histoire du cinéma américain est traversée par des tensions idéologiques, des conflits de représentation, des débats sur la morale, l’identité et la norme sociale.

L’époque actuelle ne fait pas exception. La réélection de Donald Trump en 2025 a ravivé les luttes culturelles, inscrivant l’industrie cinématographique dans une logique de polarisation accrue − vis-à-vis de l’exécutif, mais aussi au sein de ses propres publics.

Vitrine viriliste et effluves de naphtaline

Dès le début de son mandat, Donald Trump a multiplié les gestes symboliques vers le monde du cinéma. La nomination, en janvier 2025, de Sylvester Stallone, Mel Gibson et Jon Voight comme « ambassadeurs » de l’industrie hollywoodienne − sans mission définie − relève moins d’une politique culturelle structurée que d’un affichage idéologique. Ces figures masculines, blanches, sexagénaires, issues d’un cinéma d’action patriotique, incarnent une vision nostalgique de l’Amérique: virile, triomphante, unidimensionnelle. Cette mise en scène vise à opposer les productions contemporaines, jugées trop woke, à un âge d’or fictionnalisé, débarrassé de toute diversité revendiquée.

Ce geste politique est performatif mais fragile. Il mobilise des symboles saturés, détachés de toute stratégie industrielle cohérente et expose l’administration à un double paradoxe : d’une part ces figures apparaissent aujourd’hui datées, voire caricaturales; d’autre part, elles sont peu compatibles avec les logiques économiques dominantes du secteur, qui visent à capter des publics jeunes, urbains et connectés − les salles de cinéma, par exemple, attirent majoritairement des spectateurs de 14 à 34 ans, qui représentent environ la moitié des entrées. Mais ces publics ne se résument pas à une seule catégorie : à la fois dans les salles et sur les plateformes, les spectateurs se caractérisent aujourd’hui par une grande hétérogénéité, en termes d’âge, de capital culturel, d’origines ou de sensibilités. Les plateformes comme Netflix[3] construisent leur stratégie autour de ce pluralisme, en s’appuyant sur des modèles algorithmiques capables d’agréger des niches globales et de répondre à des attentes narratives multiples, parfois contradictoires[4].

Au-delà de l’instrumentalisation de figures emblématiques du cinéma d’action, une offensive plus structurelle s’esquisse. Les politiques de diversité, d’équité et d’inclusion (DEI), promues depuis plusieurs années par des groupes comme Disney, Netflix ou Amazon Studios, sont devenues des cibles récurrentes du pouvoir exécutif: dès sa réélection, Donald Trump a interdit leur mise en œuvre dans les agences fédérales et conditionné des aides publiques à leur abandon dans les entreprises privées. En parallèle, certains films accusés de véhiculer un discours trop progressiste ont fait l’objet de pressions, voire de campagnes de boycott. La Petite Sirène (Marshall, 2023), porté par l’actrice afro-américaine Halle Bailey, ou Blanche-Neige (Webb, 2024), avec Rachel Zegler, actrice latino-américaine, ont été accusés d’effacer l’«identité blanche». Dans un registre différent, The Apprentice (Abbasi, 2024), consacré aux débuts de Donald Trump, a suscité une hostilité intense. Le film, pourtant présenté au Festival de Cannes en 2024, a eu de grandes difficultés à trouver un distributeur aux États-Unis. Il a ensuite été visé par des menaces de poursuites judiciaires, tandis que son acteur principal, Sebastian Stan, a rapporté un isolement marqué au sein de la profession.

Le retour d’un maccarthysme culturel ?

Le parallèle avec le maccarthysme est tentant: dans les années 1950, les studios hollywoodiens avaient collaboré activement avec les autorités fédérales pour censurer ou exclure les artistes jugés subversifs, sous l’impulsion de la commission HUAC (House Un-American Activities Committee). La situation actuelle semble pourtant différente : dans ce climat de tensions, les grands studios adoptent une posture de retenue. Loin d’un ralliement explicite à la ligne idéologique de l’administration, il s’agit plutôt d’un ajustement prudent des prises de position publiques et, parfois, des contenus. Ce repositionnement se lit notamment dans la faible politisation des grands événements médiatiques du secteur.

La cérémonie des Oscars en mars 2025 en a fourni une illustration. Aucun discours de soutien ou de critique n’a directement évoqué l’administration en place, contrairement à certaines années où plusieurs acteurs et actrices n’hésitaient pas à exprimer des positions tranchées. Ce silence a d’ailleurs été remarqué et critiqué, non comme un signe d’adhésion, mais comme une forme d’évitement tactique, révélatrice de l’atmosphère tendue. Certaines prises de parole ponctuelles, comme celle de Jane Fonda lors des SAG Awards (Screen Actors Guild Awards), ont tenté d’introduire une parole critique, bien que de manière mesurée. Cette autocensure ne concerne pas uniquement les prises de position publiques : elle tend aussi à infléchir les choix éditoriaux. La production de certains films devient plus risquée − soit parce qu’elle est susceptible de heurter l’exécutif, soit parce qu’elle expose ses acteurs ou réalisateurs à des campagnes hostiles, notamment sur les réseaux sociaux.

Il ne s’agit cependant pas d’une transformation radicale du paysage cinématographique: les lignes de force qui structurent les contenus depuis plus d’une décennie − diversification des récits, ouverture à de nouveaux visages, inclusion de thématiques sociétales − restent largement présentes, notamment sur les plateformes de streaming. Mais l’atmosphère actuelle pousse certains studios à adopter une stratégie d’attente. Dans ce contexte, le climat de précaution agit moins comme une censure que comme une logique de mise en veille: laisser passer la tempête, différer certaines productions, limiter les prises de risque en attendant un moment plus propice pour porter à l’écran des récits jugés potentiellement polarisants.

Les moyens d’influence de l’État fédéral

Pour comprendre cette logique de mise en veille, il faut cerner les risques économiques et pratiques auxquels l’industrie culturelle hollywoodienne est exposée. Si elle repose sur un modèle largement privatisé, elle n’échappe pas totalement à l’emprise des institutions publiques. Loin d’un pilotage direct à la française par un organe comme le CNC, le rapport entre les pouvoirs publics et les studios hollywoodiens s’inscrit dans une logique d’influence plus diffuse, mais non moins structurante.

Au niveau fédéral, plusieurs instruments permettent d’exercer une pression stratégique. La Federal Communications Commission (FCC), organe de régulation des télécommunications, en constitue aujourd’hui le relais le plus visible. Officiellement indépendante, mais présidée depuis 2024 par un proche du président, la FCC a ouvert en 2025 une enquête sur les politiques de diversité menées par le groupe Disney, sous prétexte d’examiner les pratiques internes de recrutement et de gouvernance. Si cette enquête ne vise pas explicitement les contenus audiovisuels − ce qui serait inconstitutionnel − elle fonctionne comme un signal : les studios sont désormais observés. En creux, l’objectif politique transparaît: il s’agit infléchir les représentations par un encadrement des conditions de leur élaboration.

D’autres leviers viennent compléter ce dispositif d’influence. L’administration fédérale peut conditionner son soutien à l’industrie par des aides économiques, des incitations fiscales, ou encore des autorisations logistiques. La mise à disposition de ressources militaires par le Pentagone pour certains tournages − chars, avions, personnels techniques − constitue un soutien précieux pour certains blockbusters, en particulier dans le genre du film de guerre ou d’espionnage. Ce partenariat, ancien et bien documenté, peut être suspendu ou réévalué selon les priorités politiques du moment, introduisant une forme de dépendance implicite entre studios et autorités fédérales.

À cela s’ajoute l’échelon des États: aujourd’hui, 37 États américains proposent des dispositifs d’incitation à la production cinématographique − crédits d’impôt, aides à l’installation, mise à disposition de studios ou de décors. Ces politiques territoriales, souvent concurrentielles, participent d’une économie politique du cinéma qui repose notamment sur la territorialisation des tournages. Elles créent un environnement dans lequel les studios doivent composer avec les attentes politiques locales, parfois dans la ligne présidentielle, parfois plus progressistes.

Enfin, les grandes opérations de fusion-acquisition − fréquentes dans le secteur des médias et des plateformes − sont soumises à validation par les agences fédérales. Ce pouvoir d’agrément, technique en apparence, peut devenir un levier de négociation. Dans un contexte de concentration croissante du secteur, les studios savent qu’un alignement avec l’administration en place peut faciliter certaines opérations stratégiques. La prudence éditoriale devient alors un investissement symbolique, destiné à garantir des marges de manœuvre commerciales.

En somme, l’État fédéral américain ne contrôle pas l’industrie culturelle hollywoodienne, mais il contribue à structurer les conditions dans lesquelles elle évolue. Par un jeu d’actions indirectes, de pressions diffuses et de partenariats conditionnels, il agit comme un filtre, un catalyseur ou un frein, selon les configurations. Cette influence s’est accrue sous l’administration Trump, qui a su mobiliser les outils de l’État pour réorienter, sans l’avouer, les représentations produites par Hollywood. Une stratégie d’autant plus efficace qu’elle ne repose pas sur l’imposition d’une ligne unique, mais sur l’activation sélective de dépendances structurelles.

Fragmentation des récits et polarisation idéologique

Les tensions actuelles entre industrie cinématographique, pouvoirs publics et attentes sociales ne donnent pas lieu à un basculement univoque du paysage audiovisuel américain. Au contraire, c’est par la fragmentation que se redessinent les équilibres: diversification des récits, polarisation des publics, émergence de contre-industries conservatrices. Cette recomposition interne témoigne moins d’un alignement généralisé sur une ligne idéologique que d’une adaptation tactique à des rapports de force mouvants, dans un champ devenu instable.

D’un côté, les productions progressistes − intégrant des thématiques liées à la diversité, au genre, aux inégalités − demeurent présentes et parfois très performantes sur le plan économique. C’est le cas du film Wicked (Chu, 2024), porté par deux actrices issues des minorités (Cynthia Erivo et Ariana Grande), qui figure parmi les plus gros succès mondiaux récents, malgré des campagnes de critique sur les réseaux sociaux. De même, des séries comme The Last of Us (HBO – 2023-2025), Arcane (Netflix – 2021-2024) ou Sex Education (Netflix − 2019-2023) participent à incarner une ligne éditoriale inclusive, plébiscitée par une part importante du public.

D’un autre côté, on assiste à l’essor de nouvelles plateformes et structures de production revendiquant une orientation conservatrice, religieuse, ou nationaliste. Des studios comme Angel Studios ou Pinnacle Peak Pictures (anciennement Pure Flix) se positionnent comme porteurs de productions conservatrices. Le premier a rencontré un succès inattendu avec Sound of Freedom (Monteverde, 2023) centré sur le démantèlement d’un réseau de pédocriminalité en Colombie, tandis que le second a produit la série de films God's Not Dead (2014-2024), qui dénoncent les discriminations et les menaces subies par les chrétiens évangéliques de la part des élites intellectuelles et culturelles aux États-Unis.

Cette polarisation idéologique s’observe aussi dans les stratégies de distribution. Ces studios ont su contourner les circuits classiques en mobilisant les plateformes de streaming, les réseaux religieux et communautaires, ou encore les salles indépendantes. Ils développent une économie de niche engagée, fondée sur la fidélité d’un public-cible, et sur des dispositifs de financement participatif ou de marketing communautaire.

Dans ce contexte, Hollywood ne s’uniformise pas, il se fragmente: la polarisation politique qui traverse la société américaine se traduit par une polarisation culturelle croissante, non seulement dans les récits, mais dans les structures mêmes de l’industrie.

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[1] Benezet, E., Courmont, B., (2007), Hollywood -Washington : Comment l'Amérique fait son cinéma, Paris,

Armand Colin, 240 p.; Valantin, J-M., (2003), Hollywood, le Pentagone et Washington. Les trois acteurs d'une stratégie globale, Paris, Editions Autrement, 206 p.; Totman, S., (2009), How Hollywood Projects Foreign Policy, Basingstoke, Palgrave, 226 p.

[2] Bosséno, C-M., Gerstenkorn, J., (1992), Hollywood : l'usine à rêves, Paris, Galimard, 176 p.

[3] On considère ici Hollywood au sens large, en y incluant les plateformes de streaming, dans la mesure où elles jouent désormais un rôle central dans la production, la distribution et la structuration des récits audiovisuels contemporains.

[4] Wayne, M. L. (2021). “Netflix audience data, streaming industry discourse, and the emerging realities of ‘popular’ television”. Media, Culture & Society, 44(2), 193-209.

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À écouter

«Cinéma: Make Hollywood Great Again», France Culture, 23/4/2025.

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Sur le blog

«Le cinéma, puissant outil du soft-power chinois» (Nashidil Rouiaï)

«Fredric Jameson, penseur de notre détresse politique» (Manouk Borzakian)

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