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Billet de blog 3 décembre 2024

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Macron rate son couronnement à Notre-Dame

Deux cent vingt ans après l’événement immortalisé par le peintre David, Macron qui n’est pas Bonaparte n’a pas eu le privilège de kidnapper un pape pour son sacre. Pourquoi Notre-Dame a pu résister à l’assaut d’un président qui voulait couronner sa présidence alors qu’elle est en train de chanceler ? (Gilles Fumey)

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Illustration 1
Le couronnement de Napoléon (détail) [1806-1807] © David. Musée du Louvre

La réouverture cérémonieuse de Notre-Dame de Paris tombe à pic pour rappeler qu’en 2024, les monarques ne sont plus ce qu’ils étaient. Internet diffusera, certes, plus vite que l’immense toile de David les éléments de langage sur ce faux couronnement mais, situation cocasse, le principal acteur papal s’est fait la malle pour... Ajaccio, la ville natale de l’empereur. 

Illustration 2
Le Canard Enchaîné, 4 décembre 2024 © Delambre
Arrière, les mondains !

La cathédrale vaut mieux que ces mondanités. Le nombre des chefs d’État présents en 2024 ne fait pas le compte d’aucun sacre, fût-il imaginé dans les règles de l’art politique de la France monarchique. Du reste, Notre-Dame de Paris est une part, mais qu'une petite part, de la pensée française. Car il a fallu la pile romaine, la voûte persane, l'arc arabe, l'émail sassanide, la peinture copte, la miniature byzantine, les traditions d'Euclide et d'Aristote, la science de Pline, la Bible venue de Bethléem et du Sinaï, la théologie des pères du désert pour que surgisse dans le ciel de Paris cette architecture délirante. Aucun peuple, aucun être humain ne peut se prévaloir de lui appartenir. 

Les louanges adressées à un président qui s’est autoproclamé le jour de l’incendie, chef du chantier de la reconstruction, sont un brin obscènes. Car les relevailles du bâtiment doivent d’abord aux donateurs qui ont permis de mobiliser une bonne centaine d’entreprises et des milliers d’ouvriers, d’artisans, d’artistes et d’ingénieurs. Que le tempo ait été fixé par une date («Je veux que cela soit achevé d’ici à cinq années») qui fit peur aux entrepreneurs n’enlève rien au fait que ce sont des décisions, des conflits, des compromis qu’il a fallu trouver sans qu’une voix venue d’en haut ait été décisive. 

Les dégâts politiques causés par la décision incompréhensible d’une dissolution ratée sont tels que leur concordance avec la réouverture d’un monument qui a traversé les siècles a quelque chose de tragi-comique. Que l’actuel chaos gouvernemental, que les appels à la démission du président sonnent plus fort que le bourdon de Notre-Dame en dit long sur l’impuissance d’un homme qui se voulait «maître des horloges».

Peur

Petit retour en arrière qui pourrait expliquer la sidération causée par l'incendie de 2019 alors que le clergé doit faire face à des scandales. Le chef-d’œuvre d’architecture devant lequel se pâment les visiteurs est issu d’une période où l’on sort à peine des psychoses de l’an mil, ce passage terrible où l’on pensait voir la fin du monde dont parle l’Apocalypse. La chrétienté venait de subir les incursions des Hongrois, des Sarrasins et des peuples du Nord et vivait dans la peur des invasions. Une peur propice au développement du mysticisme.

Pour l’historien Georges Duby, l’humain de l’an mil regardait vers le ciel pour chercher la réponse. Mais au XIe siècle, tout à la joie d’avoir dépassé l’an mil, on devient optimiste, on s’élance à la conquête du monde. Jusqu’au XIVe siècle, en Occident, c’est une période riche qui voir les villes prospérer, pleines de fêtes sous les porches des églises. En France, on compte cent soixante-dix fêtes par an dont beaucoup sont liées au calendrier agraire et liturgique.

On passe de l’austérité, de l’obscurité des églises de village à la lumière des verrières des cathédrales, comme dans les rues où les façades sont peintes de couleurs vives. Selon Martyrius, évêque voyageur arménien du 15e siècle, le porche de Notre-Dame de Paris « resplendissait comme l’entrée du paradis, on y voyait le pourpre, le rose, l’azur, l’argent et l’or ». 

Faits de civilisation

Les cathédrales sont devenues des monuments au XVIIe siècle, au sens où ce mot qui signifie tombeau devient ouvrage d’architecture ou de sculpture transmettant un souvenir à la postérité. Elles sont alors perçues comme des objets permettant de garder des traits forts de la culture: elles sont les modèles du cosmos et, en même temps, images de la Cité céleste. Les évêques qui en ont la charge ont le souci de répandre la connaissance de Dieu parmi les laïcs, en formant des prédicateurs et à ce titre, ils sont l’un des maillons qui va former l’université et les collèges sur des traditions platonisantes, centrées sur les mathématiques et la musique.

L’évêque de Chartres, Fulbert (960-1028), est comparé par ses disciples à Socrate et Pythagore. L’école platonicienne de Chartres est un vrai mouvement de renaissance, développant un esprit de tolérance et de respect pour la pensée antique. De là est né un système spéculatif audacieux et magnifique. Les mathématiques sont considérées par les maîtres de Chartres comme un instrument magique qui révèle les secrets de Dieu au monde. Thierry de Chartres, le théologien, devient aussi un géomètre et mathématicien, au service de la musique puisqu’elle détermine les mesures de la cathédrale selon des rapports musicaux. 

Illustration 3
P. Bellanguez, Les cathédrales retracées (2017) © RMN
Géographie cosmique

Le cosmos est conçu à l’époque comme une œuvre architecturale dont Dieu est l’architecte. Ce qui suppose un acte de création double: la création de la matière chaotique, considérée comme «vierge et immaculée», imprégnée de l’intelligence de l’Esprit. Dieu est représenté dans l’art avec un compas en tant que créateur, composant l’univers selon les lois de la géométrie.

L’individu médiéval perçoit un grand nombre de correspondances mystiques. L’harmonie musicale que les platoniciens des cathédrales découvrent dans l’univers est fondamentalement un principe métaphysique plutôt que physique. À la peinture et aux fresques de l’art des monastères, l’architecture gothique impose une structure géométrique concrète qui manifeste sur la terre les lois métaphysiques gouvernant le monde.

Notre-Dame de Paris et toutes les cathédrales sont le modèle du cosmos et l’image de la Cité céleste, celle du monde à venir. Le Corbusier écrivait: «Dans le brouhaha immense du Moyen Âge qui nous apparaît faussement comme un jeu de massacre où le sang ne cessait de couler, on pratiquait les règles hermétiques de Pythagore; partout, on perçoit la recherche ardente des lois de l’harmonie. On avait délibérément tourné le dos aux modèles stéréotypés de Byzance; mais on s’élance passionnément à la reconquête de l’axe fatal du destin humain: l’harmonie. Loi des nombres – on se la transmet après l’échange de signes secrets, de bouche à oreille, entre initiés.»[1]

Il faut préciser qu’à l’époque, le livre n’existe pas et que les règles d’harmonie sont compliquées et délicates. Et pour les comprendre, il faut en parler. D’où le risque d’erreurs. D’où la nécessité de les inscrire dans la pierre et le bois. Après, une fois le livre inventé, le secret des règles d’harmonie n’a plus de raison d’être. 

Illustration 4
Cathédrale de Saint-Pons-de-Thomières (Hérault), reconstruite en 1711
Un style international

Les cathédrales vont faire travailler un nombre considérable de savants, de techniciens, de ce qu’on appelle les artistes. Tout cet art transmet des savoirs qui seront repris dans cette période bien mal nommée qu’est la Renaissance. Car c’est déjà la Renaissance lorsque surgit Notre-Dame sur l’île de la Cité. À moins de penser que le monde va de «renaissance» en «renaissance».

Ce sont ces bâtiments qui témoignent d’une organisation très savante des métiers en Europe. Lesquels mènent du fait de techniques toutes neuves, prodigieuses, follement téméraires (disait Le Corbusier) à des systèmes de formes inattendues.

En fait, des formes qui dédaignaient les mille ans de civilisation passée et se projetaient vers une aventure inconnue. Une sorte de message international, favorisant l’échange des idées et le transport de la culture. Un style international qui s’est répandu d’Occident en Orient, du Nord au Sud, un style qui «entraîne le torrent passionné des délectations spirituelles: amour de l’art, désintéressement, joie de vivre en créant» (Le Corbusier).

Boudées à l’époque moderne qui préfère une vision du monde plus tourmentée (ce qu’on appelle le baroque), plus théâtrale, les cathédrales du Moyen Âge seront redécouvertes au XIXe siècle par des écrivains (Hugo), des architectes (Viollet-le-Duc) et des gens qui deviennent des historiens (Michelet), des «conservateurs» de ce qu’on appelle nouvellement le «patrimoine». Elles inspirent les gares, nouvelles «cathédrales» de verre et de fer, dit-on.

Au XXe siècle, elles font pâle figure dans certains pays comme les États-Unis où les pastiches sont écrasés par des immeubles autrement plus hauts. Elles sont progressivement désertées par les fidèles, mais elles sont visitées par d’autres fidèles qui viennent y chercher une autre réponse à ce qu’ils sont: les touristes. Ils étaient 13 millions à entrer chaque année à Notre-Dame de Paris avant l’incendie.

Qu’y font-ils? Qu’y cherchent-ils, armés de leurs appareils à fabriquer de l’image? Que disent-ils sous les rosaces? Dans les transepts? Rien, si ce n’est leur étonnement. Ils n’iront pas plus loin, mais ils achèteront une trace, une médaille ou une carte, un disque ou un livre qui transmettront à leur tour cette question qui reste pour une bonne part sans réponse. Si ce n’est que les civilisations passées témoignent de quelque chose d’indicible sur le sens de la vie, la mort, la beauté. Transmis là, brut de décoffrage. 

Encore la France

Aujourd’hui, les cathédrales gothiques restent bien une invention française. Pas de nationalisme, mais juste une remise en perspective. Les cathédrales disent ceci: nous sommes les filles de la croisade qui coalisa tout l’Occident pour conduire pêle-mêle des Allemands, des Anglais, des Flamands, des Latins, des rois, des empereurs sous le nom et la bannière des Francs, jusqu’à Jérusalem.

Nous sommes les sœurs des grandes universités dont nous représentons la doctrine par ses mille figures, son enseignement par les vitraux et les pierres, les sœurs des grandes écoles où se faisait la somme des sciences, où s’élabore la notion de l’universel. Aucun siècle, plus grand que le XIIIe siècle, le siècle de saint Louis et de Thomas d’Aquin, n’a conçu une idée plus généreuse de l’humain. Il n’a jamais cru que sa valeur dépendît de son origine, mais seulement de sa perfection. 

Mais ce qui se passe ces 7 et 8 décembre confirme ce que Péguy pensait: «Tout commence en mystique et tout finit en politique.» [2]

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[1]   Quand les cathédrales étaient blanches, 1937

[2]   Notre jeunesse, 1910. 

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Notre-Drame de Paris 

Notre-Dame, du calme !

Quand les pierres écrivent avec le soleil

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