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Billet de blog 4 avril 2024

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L'écologie politique : pour les riches ?

Travaillant dans les quartiers populaires, la politologue Fatima Ouassak s'étonne qu'on ne s'y intéresse pas à l'écologie. Elle a des réponses qui décapent ! (Gilles Fumey)

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Illustration 1
Fatima Ouassak (Front de mères), Elodie Nace et Gabriel Mazzolini (Alternatiba) devant les futurs locaux de Verdragon à Bagnolet (Seine-Saint-Denis) © Tristan Saramon

Cofondatrice d’une maison de l’écologie populaire à Bagnolet (Seine-Saint-Denis) en 2021, Fatima Ouassak est connue et récompensée pour son livre La puissance des mères. Elle y promeut une écologie féministe et internationaliste. Pourquoi l’écologie paraît souvent absente dans les classes populaires alors que ces populations sont les premières à subir les conséquences de la crise écologique, notamment dans le logement? Parce que l’écologie politique doit à faire sa révolution: elle doit s’intéresser aux conditions matérielles d’existence des familles pauvres et proposer à la jeunesse un vrai «projet de libération». Quesako?

Fatima Ouassak fait allusion à un manga japonais, le plus vendu au monde (plus de 500 millions d’exemplaires dans plus de 50 pays), One Piece. Son auteur, Eiichirō Oda, né en 1975, raconte l’aventure de trois enfants, Sabo, Ace et Luffy qui fuient un monde injuste, violent en devenant pirates. En rêvant «d’être libres». L’immense succès du livre dans les quartiers populaires est lié à la figure de l’enfant-pirate qui ne veut pas être arrêté par des murs infranchissables. Fatima Ouassak voit dans l’écologie une figure du pirate symbole de liberté. Pour elle, il faut «élargir le front écologiste». Lorsque la maison brûle, elle brûle partout, aussi bien en Europe où vivent les populations ségréguées qu’en Afrique, le pays natal de beaucoup d’habitants des quartiers.

Besoin de terre

Pour elle, la ségrégation de masse vient de la colonisation qu’elle voit comme une structure «raciste du monde»: «trier entre le monde à protéger (l’Europe) et le monde à spolier (les colonies)». En étant la première à s’étonner que la lutte écologiste actuelle ne soit pas populaire, Fatima Ouassak montre que le vivant pour lequel se battent les CSP+ n’est pas celui des classes populaires qui ont d’autres chats à fouetter, infligés par la pauvreté. Pauvreté issue de la relégation géographique urbaine, avec une population vivant «sans terre», pauvreté due à une condition politique indigne (l’immigré «utile, errant et privé de pouvoir politique»), vivant quotidiennement la hogra (autrement dit, subissant la volonté institutionnelle de terroriser, humilier les individus) une «humiliation érigée en système». Car le capitalisme, pour Fatima Ouassak, a «besoin de produire de la race et du territoire». Les populations «descendantes de l’immigration post-coloniale ont besoin d’une «terre» plus que d’une nation».

Colonisation des corps

La «colonisation des corps» prend toute sa dimension dans la domination de l’industrie agro-alimentaire. Bien manger (c’est-à-dire des nourritures en accord aussi avec les religions), c’est prendre conscience qu’un petit nombre, au nom de la cause environnementale et écologique, peut se nourrir «sainement» (le mot est souligné par l’autrice). Et les autres n’ont qu’à se contenter de la nourriture industrielle et son cortège de maladies (diabète et pathologies neurologiques). Où est la justice sociale, les industries «droguant» les populations au sucre, la publicité massive et intrusive jusque dans les écoles étant souvent mensongère?

La politologue raconte comme le Front des mères s’est retrouvé dans un débat sur l’alternative végétarienne dans les écoles, où l’on a polémiqué sur le halal. Alors que le vrai débat est l’industrialisation de l’élevage où l’on ne respecte pas la condition animale. D’autant que le nourrissage des animaux est aussi une des causes de la confiscation des terres du Sud global. Que l’industrie agroalimentaire colonise nos cerveaux et nos estomacs. Ainsi, le sucre, pour ne prendre que ce cas, permet à l’industrie de garder sous contrôle l’alimentation des classes populaires.

Les quartiers étouffent

La politologue lie la pollution de l’air à la présence policière comme des pratiques de «l’étouffement»: «la place que prend la police empêche les habitants des quartiers populaires de s’y sentir chez eux, de pouvoir s’y ancrer». On peut penser que l’absence de police serait pire ou qu’une police de proximité serait plus utile, mais pour Fatima Ouassak, l’idéologie sécuritaire est l’autre versant du projet écologique – souvent pavillonnaire, gentrifié. Le parti pris de voir «ceux qui viennent d’Afrique en Europe, circulant comme des marchandises et non comme des humains, en fonction de leur valeur d’échange» remet à sa juste place ce qu’on appelle pudiquement (hypocritement) la «politique migratoire choisie».

La perspective féministe est de rejoindre la perspective anticoloniale: «la liberté de circuler est un moyen de reprendre de l’espace et du pouvoir au système colonial-capitaliste et au système patriarcal. Il n’est pas acceptable qu’un Africain soit moins libre de circuler qu’un Européen, une femme qu’un homme, etc.» Pour imposer cette question dans le débat public, Fatima Ouassak relie entre elles l’ensemble des luttes: contre les violences policières, contre la criminalisation des personnes migrantes, contre les agressions sexuelles, contre l’homophobie et la transphobie, toutes devant prendre comme mot d’ordre la liberté de circuler comme un droit fondamental.

Illustration 2
Les enfants dans la ville

La féministe mène son diagnostic vers la question de la ville et des enfants. Dans les quartiers populaires, ils sont confinés, «leur regard bute sur le béton». Fatima Ouassak raconte comment on surveille les quartiers, comment on assigne les mères à des pratiques d’éducation qu’on leur conteste. Elle s’indigne du fait que les enfants de ces quartiers sont les plus touchés par les désastres écologiques et la violence.

C’est finalement à la libération du vivant et des terres du système colonial-capitaliste qu’il faut s’atteler, «faire sécession face à un Etat de plus en plus autoritaire et liberticide», «décroître», autrement dit adopter une autre économie, un autre style de vie. Pour André Gorz en 2007, il ne fait pas de doute que l’écologie est un outil de libération, dans une perspective anticapitaliste. Que l’Afrique doit être pensée comme un «espace philosophique, politique et militant à partir duquel pourraient s’envisager une autre économie, un autre style de vie, une autre civilisation, d’autres rapports sociaux». L’Europe reste trop à l’initiative et au centre du changement qu’elle ne peut pas contrôler seule, loin de là. Elle «criminalise des humains qui ne font rien d’autre que circuler». L’écologie pirate doit permettre aux enfants de s’associer à la détermination de leur destinée.

Un livre qui ne s’encombre pas de circonvolutions langagières et qui dit tout haut ce qu’il faut entendre pour une écologie populaire.

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Fatima Ouassak, Pour une écologie pirate. Et nous serons libres, La Découverte, 2023.

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On peut écouter Fatima Ouassak sur Blast

L'ÉCOLOGIE PIRATE : UN PROJET DE RÉSISTANCE POUR SE LIBÉRER © BLAST, Le souffle de l'info

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Sur le blog

«Macron, ou la trahison des Amish» (Gilles Fumey)

«Ras-le-bol de l’écologie!» (Renaud Duterme)

«Quand l’extrême-droite se met au vert» (Manouk Borzakian)

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