Animaux cartographes, les araignées reviennent sur scène avec une enquête de l’éthologue Raphaël Jeanson. Sans Spider, notre vie sur la planète est menacée. Vraiment ? (Gilles Fumey)
La dernière fois qu’on avait étudié les araignées, c’était au Palais de Tokyo avec l'artiste Tomás Saraceno. Mais au fond que savons-nous de celles qu’en Europe nous avons diabolisées – contrairement à d’autres cultures humaines? Raphaël Jeanson, éthologue au CNRS (Toulouse) rappelle qu’elles sont indispensables aux régulations animales, consommant entre 400 et 800 millions de tonnes de proies par an.
Certes, l’arachnophobie qui touche un humain sur dix remonterait aux épidémies de peste mais aussi, pour le scientifique, aux peurs enfantines transmises par les parents. Dans la mythologie antique, Arachné est tout ce qu’il y a de tisserande talentueuse. Il faut des bisbilles avec Athéna pour qu’elle soit métamorphosée en araignée vouée à tramer des toiles pour l’éternité.
Physiquement, à la différence des insectes, leurs proies, qui n’ont que trois paires de pattes, elles en ont quatre qui les guident vers leurs proies qu’elles attaquent par des venins. Diffusant des enzymes digestives dans leurs victimes, elles boivent littéralement leurs prises. Elles ne mordent quasiment jamais sinon pour se défendre et ne se confrontent que rarement aux humains. On compte moins de dix décès accidentels par an, contre 100 000 pour les serpents. Sur les 250 espèces dangereuses, soit moins de 0,5% des espèces connues, comme l’araignée banane qu’on trouve au Brésil, on ne recense aucune agression sur les humains qui ne les dérangent pas.
Spider maps
Elles nous fascinent par leur capacité à tisser des fils de soie, différents selon leurs usages (cocon, toile), à partir de liquides stockés dans des glandes abdominales et qui se solidifient à l’expulsion. Les fils ont de multiples qualités fascinant les scientifiques par leur résistance, leur élasticité et la capacité à être adhésifs pour l’eau ou certaines proies. À l’exposition «On Air» au Palais de Tokyo en 2018, Tomás Saraceno avait montré combien les toiles arachnéennes sont des systèmes de communications qu’on avait découvert grâce à des micros qui amplifiaient le son des grattements. Le dessin des toiles nous renvoie à la géométrie des tissus, des rosaces, des damiers. On se prend à penser qu’Hippodamos à Milet a pu s’inspirer de certaines trames, tout comme les verriers du Moyen Age ou les dentellières flamandes ou bretonnes. Le physicien Stavros Kastanevas va plus loin: «Les réseaux d’araignées se proposent comme des possibilités artistiques de reconstruction du plénum de l’espace, en lui donnant son caractère de milieu sensible, séparé en plusieurs échelles et régions de voisinage ou sociabilité (…).»
Arachné, une fine créature sociale
La vie d’une araignée est, dès l’éclosion des œufs sortis du cocon (jusqu’à des milliers selon les espèces), très encadrée. Raphaël Jeanson les trouve «tolérantes» entre elles avant d’être agressives lorsqu’elles se séparent pour mener leur vie solitaire. Pourtant, certaines restent vivre en colonies, coopérantes tout au long de leur vie, où ces sociétés de mâles et femelles s’entraident paisiblement dans les toiles et la chasse. Ce n’est pas partout la guerre des sexes et «la beauté du ballet survit à l’horreur du cannibalisme» pour Jessica Serra.
Cela dit, la «veuve noire» qui tient le mâle dans ses crochets pendant l’accouplement peut être cannibale. Une attitude qu’excuse l’éthologue au motif que le mâle aurait peu de chance de trouver une seconde partenaire. Ou encore que le cannibalisme allonge la durée de la copulation et augmente la fertilité du mâle. Jeanson aime nous promener dans des histoires comme celle du mâle de la pisaure qui offre un cadeau à la femelle et s’accouple avec elle lorsqu’elle ouvre le colis qui est une proie emballée...
Bienfaitrices de la biodiversité et de l’humanité
Les araignées régulent la présence des insectes. Raphaël Jeanson a calculé que leur consommation annuelle est l’équivalent de deux fois la quantité de produits carnés consommés par les humains, soit «le poids total de l’humanité». Mais pour lui, elles sont menacées, sous-représentées dans les politiques de conservation animale. «Il faut protéger les araignées dans nos habitations, changer notre regard sur les fameuses toiles qu’on juge disgracieuses alors qu’un coup de balai fait l’affaire.»
Animaux de compagnie ou deals illégaux ?
Près de 900 espèces d’araignées appartenant à 300 genres différents étaient en vente sur Internet tout comme les scorpions (350 espèces). Peu protégées par les conventions internationales luttant contre le trafic d’animaux (le 2e trafic mondial après les drogues), les arachnides sont l’objet d’un commerce lucratif: Theraphosa blondi et ses 12 centimètres s’achète 1000 euros. Une grande partie des araignées sont vendues pour la médecine traditionnelle ou comme des souvenirs (on les emprisonne dans la résine).
Le risque est d’avoir des animaux sortis de leur environnement qui deviennent des espèces invasives. 200 nouvelles espèces exotiques sont exportées hors de leur aire d’origine avec une perte de biodiversité difficile à calculer. Elles seraient 20 espèces d’arachnides invasives arrivées en France par des voyages accompagnant des plantes en pot ou dans des conteneurs, même si certaines sont là depuis 300 ans, tel Pholcus phalangoides venue d’Asie et qui aime nos maisons où elle chasse mouches et... congénères. Mais les destinations privilégiées restent les villes, les serres, les jardins botaniques où les températures sont élevées. Certaines sont menacées de disparition, dont la superbe Eresus sandaliatus dont des brasseurs belges soutiennent la préservation en brassant une blonde Eresus.
Ne demandons pas un monde sans araignée, ce qui serait une catastrophe. Un arachnide en forêt tropicale avale jusqu’à 160 kg de proies (l’équivalent du poids de deux sangliers) par hectare et par an. Sans les araignées, les cultures seraient ravagées, menaçant notre approvisionnement alimentaire. Elles nourrissent aussi d’autres invertébrés ou encore les jeunes mésanges. Mais elles sont surtout menacées par l’effondrement des populations d’insectes. Luttons pour elles!