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Manouk BORZAKIAN (Neuchâtel, Suisse), Gilles FUMEY (Sorbonne Univ./CNRS). Renaud DUTERME (Arlon, Belgique), Nashidil ROUIAI (U. Bordeaux), Marie DOUGNAC (U. La Rochelle)

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Billet de blog 4 novembre 2025

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Voir le monde comme un terrain de jeux

Que faire des aventuriers voyageurs ? Les succès éditoriaux de S. Tesson témoignent, en partie, d'un filon qui ne s'épuise jamais, chaque génération réinventant son rapport au monde. Depuis la Suisse de Nicolas Bouvier, Frank Dayen ausculte le cas d'un riche Etatsunien, Richard Halliburton qui a disparu des radars alors qu'il était une des coqueluches de l'entre-deux-guerres. (Gilles Fumey)

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Illustration 1
Un éléphant au col du Grand Saint-Bernard (juillet 1935) © https://www.shvr.ch

La pratique du monde est une question fascinante. Comment nous sentons-nous face à des lieux où l’on habite tout comme ceux que nous ne faisons que traverser? Pourquoi certains humains sont définis comme des «aventuriers», qui vont de défis en défis pour le goût de se surpasser, se surprendre et, sans doute un peu, épater la galerie? Prenons le cas de Richard Halliburton (1900-1939), dandy étatsunien au look de Tintin qui, piqué de romantisme, mythomane, casse-cou qu’on a surpris à traverser les Alpes à dos d’éléphant comme Hannibal, à nager dans l’Hellespont comme Léandre et Byron, refaisant le périple d’Ulysse en Méditerranée, vivant comme Robinson à Trinidad, pistant Cortés à la recherche de l’or aztèque, escaladant le Cervin et joignant les rives atlantique et pacifique du canal de Panama, photographiant l’Everest dans un avion à cockpit ouvert, se mariant et divorçant le même jour à Moscou après avoir interrogé Mme Lénine… Les trois cents pages écrites par Frank Dayen donnent une idée de cette agitation qui provoque le tournis.

Finalement, la mer a englouti sa jonque alors qu’il tentait de rejoindre San Francisco depuis Hongkong en février 1939. Des livres vendus à plus d’un million d’exemplaires et un film tourné à Hollywood, il ne reste plus grand-chose aujourd’hui de cette vie à cent mille volts. Sinon, comme le suggère son portraitiste et biographe, Frank Dayen, une «carte géographie mentale des Américains en les transportant avec lui partout où il s’est rendu, à se réapproprier les lieux mythiques en les chargeant d’émotions et, surtout, à ancrer toutes ses étapes dans la mémoire collective».

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Illustration 2
Entretien avec Frank Dayen

Comment avez-vous été fasciné par la personnalité de Richard Halliburton?

Il a suffi d'une découverte dans un grenier poussiéreux pour déclencher toute cette histoire: un album de photos qui montraient un curieux éléphant cheminant en direction du Grand Saint-Bernard, non loin de ma région natale. Ces clichés d'un autre temps, la situation incongrue (un pachyderme à 2'500 mètres d'altitude, sous un tunnel de glace, puis face à des villageois ahuris ou amusés)… tout ceci avait de quoi interloquer. Il fallait donc en savoir plus sur cet Américain déjanté et mythomane qui avait voulu, en juillet 1935, refaire le périple d'Hannibal.

A-t-on des explications sur ce qui fait courir votre héros sur la planète? Simple curiosité? Fuite du monde? De sa famille?

Halliburton avait tout pour désirer s'évader. Il naît en 1900, soit trois ans après la fin officielle de la Frontière américaine: les aventuriers avaient donc plus de chance de jouer les pionniers ailleurs que sur le territoire étatsunien s'ils voulaient découvrir de nouveaux horizons. Avec les récits de Mark Twain, de Jack London et d'Alexandre Dumas, le petit Dick a beaucoup voyagé par procuration. Durant les mois où un problème de cœur le tient alité, à l'écart de ses camarades (une école de filles dans laquelle il était le seul garçon !), il est transformé par les livres d'histoire et de géographie, dont les illustrations jouent un grand rôle dans la fabrication de son imaginaire. Plus tard, il fugue parce qu'il ne supporte plus l'ambiance familiale dépressive qui s'installe après la mort de son petit frère. Enfin, il regarde d'un mauvais œil le conformisme bourgeois dans lequel ses camarades de Princeton projettent de s'empêtrer après leurs études. Les raisons sont donc nombreuses et diverses pour échapper à un quotidien médiocre.

Comment Haliburton rencontre-t-il les habitants d’un pays qu’il parcourt?

Il faudrait distinguer ses premières pérégrinations en tant que vagabond, pendant sa fugue ou après ses études universitaires, des voyages suivants, une fois devenu reporter et écrivain confirmé. Mais, dans les deux cas, le maître mot reste l'opportunité. En effet, Halliburton saisit toutes les occasions. Il suffit de croiser un regard pour entrevoir tout un nouveau monde et s'y immiscer. Dans ces instants, rien ne peut empêcher la détermination de l'optimiste. Par exemple, en visite au Ladakh, Halliburton entend qu'aura lieu l'investiture du nouveau lama. Convaincant séducteur, l'Américain parvient à se glisser jusqu'au jeune garçon, et finit par asseoir cette réincarnation d'un des disciples de Bouddha sur ses genoux. A un autre moment, son enthousiasme est tel qu'il ne se préoccupe pas de traverser la jungle sans aucun traducteur ni équipement contre la mousson. Formidable communicateur, il parvient toujours à entrer en contact avec les autochtones. Il reste plusieurs semaines au milieu de lépreux et va même jusqu'à se déguiser en mendiant à Buenos Aires pour recevoir de l'attention et lier connaissance. Peu importe avec qui: des chefs d'État en place ou des enfants dans la rue, un évêque rencontré dans un train ou des eunuques surveillant le harem... Il s'arrange toujours pour se faire emprisonner - momentanément - quelque part afin d'y entendre les meilleures histoires; avec un peu de chance, il tombera sur un nouvel abbé Faria qui lui confiera quelque secret qui le rendra riche.

Peut-on parler de Halliburton comme un explorateur? Sylvain Venayre dans Pourquoi voyager? évoque aussi l’idée que les voyageurs sont des aventuriers.

On peut voyager sans être un aventurier. L'aventurier est celui qui accepte de se mettre en danger. Il s'agit donc d'un état d'esprit, ouvert à l'inconnu, à l'inopiné et à l'Autre. Halliburton accepte, au sens de Bouvier, d'être transformé par le voyage. Ensuite, il est curieux jusqu'à la naïveté, et ni l'Ici ni la réalité ne le satisfont. Il veut répondre lui-même aux questions qu'il se pose: le Cervin est-il vraiment si cruel que cela? Léandre traversait-il effectivement l'Hellespont à la nage tous les soirs? N'est-il pas possible de relier la Mer d'Andaman au Golfe de Thaïlande en coupant à travers la jungle, plutôt que de contourner en bateau le sud de la péninsule malaise jusqu'à Singapour?... Halliburton n'est pas véritablement un explorateur. Peu lui importe de découvrir avant les autres. Par contre, il veut (res)sentir l'esprit de l'aventure, et donc (re)vivre en tant qu'Hannibal, que Cortés, qu'Ulysse, que Crusoé... D'un autre côté, en subsumant les aventures d'Halliburton dans le contexte social et historique de son époque (la Prohibition, puis la Grande Dépression), le but de ses entreprises vise aussi à faire rêver ses mornes compatriotes et à réenchanter le monde: lui a voyagé par procuration; à son tour de faire voyager les autres qui n'ont pas la chance – Halliburton pense aux femmes – de se libérer des contraintes de la vie domestique pour partir. En ce sens, voyager, c'est (ré)agir.

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Frank Dayen, Richard Halliburton. Les odyssées réappropriées, Genève, Ed. Double Ligne, coll. Figures de l’itinérance, 312 p., 2025

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Sur le blog

Je hais les voyages

Le désert prend au trip - "Sirât", Oliver Laxe

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