Ces derniers mois, un sujet inattendu a fait irruption dans les médias, du Washington Post au Figaro: le « phénomène Taylor Swift ». Décrypter ce phénomène, c’est aussi décrypter les ressorts de l’industrie musicale et médiatique. (Marie Dougnac)
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Taylor Swift, c’est cette chanteuse américaine nommée personnalité de l’année 2023 par le magazine Times. Une jeune femme de 34 ans qui bat des records de ventes et d’écoutes, qui est suivie sur Instagram par 283 millions de personnes (4 fois la population française), et dont les fans ont provoqué des vibrations d’une magnitude de 2,3 lors d’un concert à Seattle? Taylor Swift aurait ralenti l’inflation aux États-Unis, bouleversé le fonctionnement de l’industrie musicale… et pourrait faire pencher les élections américaines en faveur des démocrates – au point que certains la prennent pour un agent du Pentagone hostile à Donald Trump. Mais pourquoi la chanteuse, dont la musique pop n’a rien de révolutionnaire, a-t-elle autant de succès? Que nous dit sa popularité et peut-elle vraiment influencer les élections américaines?
Les Swiftonomics, phénomène amplifié par les médias
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Ce n’est pas pour rien que l’on parle de Swiftonomics pour désigner l’impact de la chanteuse sur l’économie américaine. Entamée fin 2023, sa tournée «The Eras Tour» est la plus lucrative de l’histoire (elle pourrait rapporter entre deux et quatre milliards de dollars de recettes) et génère des retombées économiques considérables. Pour les entreprises de vente de billets, pour le secteur du tourisme et des transports, mais surtout pour les villes qui accueillent ses concerts, dont les hôtels, restaurants et boutiques peuvent augmenter leurs prix et proposer une armada de produits à l’effigie de la chanteuse (des bracelets aux T-Shirts en passant par les cocktails ou biscuits). Singapour aurait ainsi payé des milliers de dollars pour accueillir la chanteuse, ce qui lui aurait permis d’attirer des touristes venus de toute l’Asie du Sud-Est).
La FED (banque centrale américaine) a d’ailleurs reconnu que la chanteuse avait contribué à doper l’inflation en suscitant des dépenses chez les consommateurs.
Mais attention à ne pas surestimer l’influence de la chanteuse sur l’économie américaine. Certains économistes appellent à tenir compte de l’effet d’éviction: si les fans ont dépensé davantage pour se loger et se déplacer, ils ont peut-être réduit leurs dépenses dans d’autres secteurs, ce qui limiterait l’impact macro-économique de la tournée.
Un engagement en faveur des droits des artistes
Taylor Swift est aussi connue pour son combat pour les droits des artistes et contre les abus de l’industrie musicale. Quand sa maison de disque originale est vendue au producteur Scooter Braun (et avec elle les droits sur ses premiers albums), la chanteuse a ré-enregistré tous ses titres pour en reprendre les droits, en demandant à ses fans de n’écouter que ces nouvelles versions, estampillées «Taylor’s versions». En 2014 ensuite, elle retire ses morceaux des plateformes de streaming gratuites (comme Spotify ou Deezer) pour protester contre la trop faible rémunération des artistes et le manque de reconnaissance des droits d’auteur. Elle n’y reviendra qu’après l’adoption de plusieurs lois favorables aux artistes, que sa popularité a sans doute contribué à faire voter, et contraindra en 2015 la plateforme Apple Music à payer les droits d’auteurs aux artistes même pendant la période d’essai gratuite.
Une influence politique réelle
Mais c’est sans doute l’influence politique de la chanteuse qui fait le plus parler. Favorable à l’avortement et aux droits des personnes LGBTQ, ayant affiché son soutien au camp démocrate dès 2018, la chanteuse pourrait, dit-on, influencer les résultats de l’élection présidentielle américaine si elle appelait à voter pour Joe Biden (ou, et c’est plus probable, contre Trump).
Il n’est pas absurde d’attendre un effet Taylor Swift sur les élections. On sait que la chanteuse a une influence considérable sur sa communauté de fans, qui représentent justement la tranche d’âge que Joe Biden peine le plus à séduire. La preuve? Après qu’elle a appelé à s’inscrire sur les listes électorales dans un post Instagram, les autorités ont recensé 35 000 inscriptions en seulement 24 heures – et on sait qu’une inscription est suivie d’un vote dans 80% des cas. On suppose aussi que le couple qu’elle forme avec le champion de Super Bowl Travis Kelse pourrait toucher un public plutôt conservateur (les fans de country pour elle, ceux de Super Bowl pour lui). Taylor Swift pourrait donc à la fois pousser sa communauté (majoritairement démocrate) à aller voter, et convertir des fans républicains ou indécis.
Mais attention: cette influence n’aura un impact que si elle opère dans des États qui ne votent pas déjà majoritairement démocrate - car aux États-Unis, un candidat emporte le vote d’un État dès qu’il obtient plus de 50 % des voix. D’autres chercheurs appellent à ne pas sous-estimer la polarisation de la société américaine (qui rend difficile les changements de préférence politique), ni le fait qu’une prise de parole de la chanteuse ne produirait pas d’effet de surprise, ses fans connaissant déjà sa préférence pour les démocrates.
Mais si son influence sur la présidentielle est difficilement mesurable, on sait que Taylor Swift a orienté les préoccupations des politiques. En favorisant les mesures condamnant l’industrie musicale, mais aussi la circulation de fausses images sur les plateformes. Après qu’elle est apparue sur des deepfakes (des images truquées par IA, ici à caractère pornographique), le Congrès a proposé une loi pour criminaliser ces pratiques. Plusieurs États l’ont imité, dont le Missouri, où cette loi a été baptisée «loi Taylor Swift».
Un succès soigneusement entretenu
Enfin, Taylor Swift a su créer son succès et entretenir une relation intime avec ses milliards de fans, grâce à une stratégie maîtrisée de marketing et communication.
Côte marketing, elle a créé sa propre marque et propose à ses fans des produits dérivés en quantité limitée (qui leur permettent de se forger une identité autour de sa personne) et des contenus exclusifs ou personnalisés (qui fidélisent les fans et leur donnent l’impression d’être privilégiés).
Elle séduit aussi grâce à l’usage d’innovations technologiques. Lors de ses concerts, le public porte des bracelets LED qui diffusent des images dynamiques, et se sent partie prenante du spectacle (une configuration imitée ensuite par la NBA). La chanteuse a aussi développé des applications donnant accès à un monde virtuel, dans lequel les utilisateurs peuvent interagir avec des objets ou personnalités. Et en 2022, pour doper les ventes de son album physique, souvent délaissées au profit de l’écoute en ligne, elle a accompagné l’objet de lunettes de réalité augmentée projetant les acheteurs à Londres ou New-York.
Côté communication ensuite, Taylor Swift maîtrise parfaitement les réseaux sociaux, sur lesquels elle donne une image apparemment authentique d’elle-même et partage avec ses fans des détails de sa vie privée, pour nouer avec eux une relation directe et en faire les acteurs de son succès. Elle capte aussi leur attention en entretenant un certain mystère autour de ses projets (publiant des indices cachés pour faire deviner le titre de futures chansons). La chanteuse utilise aussi le storytelling: elle raconte sa vie sous forme de récit, en mêlant réalité et fiction, pour que les fans s’identifient à elle et s’amusent à décrypter ses paroles. Elle jongle entre 3 types de textes: les textes inspirés par la littérature (étudiés par les étudiants d’Harvard, et dans lesquels on décèle l’influence de Pablo Neruda ou des sœurs Brontë), les tubes pour faire la fête (Shake It Up) et les textes poétiques et personnels, qui relatent des expériences de jeune femme partagées par son public (sa vie de lycéenne racontée façon journal intime, le cancer d’un proche, ses amours et ses doutes…).
Elle fédère enfin ses fans autour de valeurs partagées, en diffusant des messages en faveur de l’inclusion et de la protection de l’environnement, et en médiatisant sa lutte contre des lois homophobes ou anti-avortement. Certains la verront comme une ambassadrice des droits des femmes, d’autres souligneront qu’elle n’est pas à une contradiction près, quand on connaît la quantité de CO2 émise par l’organisation de ses concerts et ses déplacements en jet privé.
Dernier ingrédient de son succès: une capacité, pour le professeur Drew Nobile, à identifier et répondre aux désirs profonds de son audience. Avec l’album 1989 sorti durant les années techno, elle propose des musiques sur lesquelles danser, mais qui restent authentiques. En plein confinement, ses titres prennent une teinte champêtre et lyrique en évoquant le plaisir de la nature retrouvée et la solitude du confinement. Et avec sa tournée, elle répondrait au désir des jeunes de se sentir partie intégrante d’une communauté et de vivre des expériences partagées, pour sortir de l’isolement social amplifié par la technologie et la pandémie.
Si la chanteuse fascine autant, c’est donc pour son succès considérable, soigneusement entretenu par des stratégies de communication et de marketing, et pour la manière dont elle met son influence au service de causes politiques ou économiques. On saluera aussi sa capacité à réinventer l’industrie musicale et la relation entre un artiste et ses fans.
Mais ce que reflète la popularité de Taylor Swift et la manière dont elle est mise en avant, c’est la propension des médias à distordre la réalité pour capter notre attention, le poids des influenceurs sur la vie politique et le phénomène de starification amplifié par les réseaux sociaux et la mondialisation, qui fait d’une chanteuse à succès une véritable icône pop, objet d’un engouement quasi religieux. Qu’on estimera ou non au service de l’impérialisme culturel américain et des valeurs de l’Amérique blanche.
Derrière le «phénomène Taylor Swift», qu’il soit réel ou fantasmé, apparaissent finalement au grand jour les rouages d’une industrie capitaliste et d’une société du spectacle en quête de profit et d’attention.