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Manouk BORZAKIAN (Neuchâtel, Suisse), Gilles FUMEY (Sorbonne Univ./CNRS). Renaud DUTERME (Arlon, Belgique), Nashidil ROUIAI (U. Bordeaux), Marie DOUGNAC (U. La Rochelle)

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Billet de blog 6 décembre 2023

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Les cartes mentent-elles ?

Halte aux cartes ! Elles sont si belles en leur miroir qu'elles en viendraient à mentir ? Une thèse pas si saugrenue, qui renvoie aux cartes de nos vieilles salles de classes (Vidal !), aux cartes pensées comme des objets d'art, ou des cartes pour rigoler autour d'une bonne bière. A moins qu'on se creuse la tête devant toutes ces manières de décrire le monde. (Gilles Fumey)

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Les cartes sont partout, mais il faut s’en méfier. Mark Monmonier, géographe étatsunien, auteur du très fameux « Comment faire mentir les cartes » nous presse de savoir comment les cartes nous mentent. Par la projection, la simplification, le choix des échelles, des couleurs, des figurés, la mise en avant d’un point particulier, tout pousse à la distorsion. Cela étant, la  majorité des cartographes font, aussi, tout pour être honnêtes avec leur démonstration sur laquelle tout lecteur peut se faire une opinion. Faisons un petit tour des atlas en vitrine en ce moment, pour ceux qui veulent rêver du monde sur avec des cartes.

Commençons par celui qui a orné les écoles de la République depuis le début du 20e siècle : Paul Vidal-Lablache (1845-1918) ainsi qu’il signe son nom. Avec l’enseignement gratuit et obligatoire, des millions d’exemplaires (800 000 vendues pour la seule année 1920) sortent des presses d’Armand Colin qui avait pris soin de déposer un brevet en 1893 pour écarter (en vain) les concurrents comme Delagrave, Hatier, Hachette. Qu’elles aient marqué des générations d’écoliers qui en ont bénéficié de 1885 à 1969, c’est un fait et certains sont heureux de les collectionner dans les brocantes aujourd’hui. Elles ont aidé certaines populations des confins comme les Basques, Alsaciens, Corses, Bretons, Catalans, Niçois, Savoyards dont les provinces sont rattachées, parfois, depuis peu au territoire à se sentir « français ». Avec le Tour du France qui réédite chaque été une leçon de cartographie dans les guiboles des cyclistes, elles familiarisent les citadins comme les ruraux avec l’ailleurs, avec les toponymes départementaux mais aussi les régions ou les villages qui portent fièrement leurs noms sur des fromages, des vins, des spécialités charcutières ou pâtissières.

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Les cartes commentées par Jacques Scheibling et Caroline Leclerc donnent à voir la France « et son empire », ouverte par l’inusable carte du relief et des cours d’eau, les villes, les canaux et voies ferrées, l’agriculture et l’industrie, les fronts militaires et les « départements » d’Algérie et de Tunisie, le Maroc et l’Afrique occidentale, Madagascar, l’Indochine et les Antilles. Grandeur et misère de la France qui se rêvait la deuxième puissance du monde face à l’Angleterre… L’autre versant de l’atlas collectionne les « continents », avec une part belle pour l’Europe et les principaux pays, puis la Russie, l’Asie, la Chine, l’Océanie (avec la distribution des câbles télégraphiques), l’Afrique, l’Amérique (et une petite mesquinerie envers le grand Humboldt dont le célèbre courant devient « Courant du Pérou »). L’atlas s’achève sur la carte de l’Orient « pour l’étude de l’histoire du peuple hébreu » et celle de la Palestine « divisée en 12 tribus » (ci-contre). Vidal qui était présent à l’inauguration du canal de Suez en 1869, il a alors 24 ans, tient à la culture classique qui fut la sienne, impliquant les faits bibliques, pourtant contestés par Renan depuis la parution de sa Vie de Jésus (1863).

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A cette vision patrimoniale des cartes, on complètera très avantageusement par le « Mappemondes, un voyage dans le temps pour raconter le monde contemporain » d’une équipe de cartographes du Monde, Xemartin Laborde et Francesca Fattori, journalistes et Delphine Papin, géographe. En cinquante cartes, nous entrons de plein pied dans « l’écriture » cartographique du monde. Le président étatsunien Bill Clinton, en l’an 2000, a ouvert la géolocalisation militaire qui devient notre GPS. Cinq ans plus tard, Google Maps s’en empare. Nous basculons vers un autre monde qui rend celui d’hier très attachant à redécouvrir. Saint-Ex dans Le Petit Prince, 1943) ne dit pas autre chose : « Les géographies, dit le géographe, sont les livres qui ne se démodent jamais. Il est rare qu’une montagne change de place, qu’un océan se vide de son eau. – Mais les volcans peuvent se réveiller, interrompt le petit prince. Qu’est-ce que signifie : éphémère ? » Delphine Papin et Francesca Fattori s’en donnent à cœur joie. De superbes cartes comme celles inspirées du National Geographic intitulée « le système vasculaire de la Terre » pour évoquer les réseaux hydrographiques. La Mappemonde « décoiffée » est celle des vents complétée par une carte de la « puissance éolienne » utile pour capter l’énergie, et celle de la « puissance marine », le tout décliné en une année climatique ingénieuse pour comprendre les variations annuelles extrêmes des climats. Une planche « paléogéographique » donne une idée de notre planète depuis 200 millions d’années, des ceintures de feu volcaniques, des variabilités thermiques, donnant à imaginer notre planète sans glace dans quelques dizaines d’années du fait des gaz à effet de serre, modifiant sérieusement le monde archipélagique.

Les cartes démographiques, celles sur l’empreinte humaine sur certains biomes, sur les océans (la pression halieutique qui vide les océans des poissons et mammifères), le monde qui étouffe avec les gaz à effet de serre, les eaux contaminées, la biodiversité menacée. Dans la partie consacrée aux frontières qui divisent le monde, une carte détonne : « un Monde misogyne » (avec comme indicateur un indice d’écart entre les sexes en 2022 dans les registres politiques, économiques, éducatifs et sanitaires) : effet garanti. Terrible carte que celle sur les violences anti-LGBT+ où l’Afrique et le Moyen-Orient sont marqués à vif. Une tache rouge encore plus vaste lorsqu’il s’agit de liberté de la presse, de pays en guerre. Sur ces mappemondes dédiées aux sociétés, les deux cartographes représentent les niveaux de connexion internet, une représentation des jeux vidéos empruntant des cartes. Un chemin on ne peut plus direct vers la dernière partie de l'atlas, sur la cartographie du ciel, de l’espace, de Mars, de la Lune (qui intéresse l’Inde y ayant déposé une sonde en août 2023), en terminant par une carte de la… pollution lumineuse, le monde la nuit. Superbe travail pour rêver après Vidal !

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D’autres cartographes « fascinés par l’ambition des encyclopédistes » nous emmènent avec leurs cartes sur une autre planète. Car leur « Atlas insolite de culture générale » est tout sauf banal. 80 cartes font le tour des questions posées pour chaque continent. En voulez-vous une idée ? Pour l’Amérique, une carte des sièges sociaux des sociétés les plus riches des Etats-Unis, « plus riches que des Etats », de la géographie des armes à feu, de l’origine des genres musicaux, de différents fast foods (hamburger, poutine, guacamole), des clubs de sport, des lois insolites (obligation de porter une arme pour se rendre à l’église, en Caroline du Sud, ou interdiction de porter un pantalon moulant, dans le Delaware)… L’atlas nous promène de continents en sous-continents, sur des sujets anecdotiques utiles pour les conversations à bâtons rompus. La géographie apporte-t-elle quelque chose à la compréhension, si on prend au hasard, des « mouvements insurrectionnels » en Amérique latine, ou de la légalisation du cannabis (pas mentionnée) voire d’une loi sur le premier suicide assisté, dans la très catholique Colombie ? Oui. Car les textes d’introduction et les commentaires des auteurs situent dans le temps et l’espace ce qui fait sortir tel pays de l’anonymat. Pelé, Ronaldo, Messi auraient-ils pu être russes ? Non, bien sûr. Les monarchies africaines de l’histoire sont-elles comparables à celles de l’Europe ? Non. Les 3000 ethnies africaines peuvent-elles se couler dans le moule des Etats-nations ? Pas sûr. Les sports importés en Asie vont-ils avoir raison des arts martiaux locaux ? Peu probable. Les cartes n’ont rien à voir avec celles du monde académique, tout comme celles que publient les éditeurs pour enfants avec de belles girafes au milieu d’une savane africaine. Avec force chiffres, infographies, petites histoires, cette cartographie-là fait partie d’un jeu qui peut plaire à un vaste public.

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Et si vous êtes plutôt sensibles à la qualité d’œuvre d’art de ce que furent les cartes du passé, plongez dans l’album-objet (les cartes s’y détachent et peuvent s’offrir ou s’exposer !) qui recense les vingt « plus belles » cartes du monde. Passées la carte culte d’Oronce Fine ou le planisphère céleste de Drioux (1886), celle sur la ville de Ferrare (1526), la carte du système planétaire de Levi Walter Yaggy (1887), on s’arrêtera sur l’utopographie de Clément Aubry (2007-2023), une carte numérique qui n’a pas vocation à être achevée, prend des références aux plans de métro, cartes de bataille ou portulans, l’ensemble intitulé « Ta guerre je n’en veux pas ». A ceux qui aiment les jeux d’eaux, la carte des méandres du Mississippi d’Harolde Fisk (1944) est un pur chef d’œuvre. Qu’on se rassure, les Français trouveront avec bonheur des vues de la Loire, du Morbihan. Et les amateurs d’art abstrait apprécieront l’œuvre de Kate Tarling, une brodeuse autodidacte, géographe de formation qui travaille... à la machine à coudre une carte de St Germans, Cornouailles (2021). Surprises garanties.

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Enfin, les fans de toponymie, ceux qui aiment rêver de lieux fictifs comme en suggèrent les poétiques Bal-el-Oued, Tombouctou, Conchinchina, Java, Mouk Mouk ou Podunk, etc, peuvent se plonger dans le très sérieux Pétaouchnok(s) de l’anthropologue italien Riccardo Ciavolella (Ehess). Avec une écriture très scientifique, l’auteur veut nous faire sortir de la nasse d’un monde qui serait « fini ». Pour aller vers des ailleurs, comme le sont Mars ou le métavers… On ira donc « au bout du monde », non plus une destination, mais « un point de départ pour regarder autrement le monde et son histoire ». Ciavolella s’empare de tous les Pétaouchnok(s) du monde qui, pour lui, recèlent « la réalité tragique ou ironique de l’expérience humaine ». Nous voici dans la brousse africaine, puis dans les steppes sibériennes, la pampa argentine. Là où les lieux ont été dominés par des empires, des visions racistes sur ce que des civilisés ont osé appeler « ploucs » ou « barbares ». Reprenant les foucaldiennes hétérotopies, Ciavolella recense les lieux de « purge » comme les bagnes et les goulags, les hôpitaux psychiatriques… d’où les humains peuvent aussi s’évader, ainsi que l’avait montré Soljenitsyne. Cette quête est une sorte d’atlas imparfait qui, pourtant, nous ouvre des horizons inimaginables sans la science passionnée d’un anthropologue qui se pique de géographie. Quel honneur fait aux géographes !


Riccardo Ciavolella, Petaouchnok(s). Du bout du monde au milieu de nulle part, La Découverte, 2023.

E. Didal, Grégory Bricout, Cartomania Continents, La Martinière, 2023.

Xemartin Laborde, Delphine Papin, Francesca Fattori, Mappemondes. Un voyage dans le temps pour raconter le monde conteporain, Armand Colin, 2023.

Jacques Scheibling, Caroline Leclerc, Les Cartes murales de Vidal-Lablache, Armand Colin, 2022.

Les 20 plus belles cartes du monde, Autrement, 2023.


Sur le blog

«Toqués de cartes» (Gilles Fumey)

«Remettre le monde à l’envers» (Manouk Borzakian)


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