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Jean-Baptiste Leca a suivi les singes qui volaient les affaires des touristes à Bali au temple d’Uluwatu. Les voici désemparés. Car avant le Covid, les primates subtilisaient lunettes, sacs, appareils photos pour négocier leur pitance en échange. Or, sans touriste, la vie est plus compliquée… Ce n’est pas tout. Leca a pu montrer que les singes adultes connaissaient les objets de haute valeur comme des lunettes de vue qui rapportent bien plus qu’un sac vide pour lequel la négociation est plus ardue. Il ne faut pas espérer les rouler dans la farine. Cela étant, c’est parce qu’un humain leur a appris à voler que le singes ont adopté ce comportement « protoéconomique »[1]. On n’est pas encore dans l’interaction langagière mais on avance dans les mécanismes de compréhension de la cognition animale.[2]

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Tout autre est le point de vue du biologiste Nicolas Mathevon, qui étudie les communications acoustiques animales et humaines depuis trente ans à l’université de Saint-Etienne. Pour répondre à la question de savoir si les animaux ont un langage, il faut se demander s’ils ont un langage du même type que notre langage parlé, permettant d’échanger des informations en faisant des phrases. Pour l’instant, on ne sait pas entrer dans le cerveau d’un non humain. Mais on sait que « le mâle diamant mandarin ne répond aux appels de sa femelle qu’en présence d’un couple apparié » ou encore que « le bonobo informe ses compagnons de la présence de nourriture par une suite de vocalisations ». On voit aussi les mérions superbes coopérer pour faire fuir un prédateur, les orques ajuster leur comportement de chasse en sifflant, le babouin chacma vocalisant avec ses congénères selon le souvenir qu’il a de ses événements passés. On est là sans doute dans des réflexes incontrôlés. Pour Mathevon, certaines vocalisations animales ne relèvent pas toutes de l’émotionnel. Notamment pour les espèces qui ont une vie sociale complexe. Du coup, revient la question du langage… Terme bien pratique !
Même recherche dans l’océan Indien par l’association Globice qui a enregistré 10 000 heures entre juin et octobre 2020 des baleines à bosse venues se reproduire alentour des Mascareignes. Utilisent-elles toutes le même chant ? Un chant constitué de notes formant une phrase répétée plusieurs fois jusqu’à plusieurs heures, principalement par les mâles alertant les femelles de leur présence intéressée sur les sites… Douze phrases ont été repérées par Adrian Fajeau sur quatre ans, formant trois chants[3] dont certains sont diffusés par les baleines elles-mêmes sur la zone.
La quête scientifique du langage animal sera longue. Car si l’on voit peu d’animaux dans les forêts, on les entend. « Les oiseaux chantent avec deux voix en même temps, les sauterelles entendent avec les pattes, les chauves-souris voient avec les oreilles, les poissons trompettent avec la vessie, des colombes sifflent avec les plumes, des araignées tambourinent avec les pieds, des petits oiseaux font des claquettes, les hyènes rigolent ». Et qu’on ne s’étonne pas de savoir que les poussins communiquent entre eux alors qu’ils sont encore dans les œufs avant l’éclosion. La bio-acoustique permet de comprendre la grandiose musique de la nature.

Mieux encore, Benoit Grison (université d'Orléans) montre qu'au sein du monde animal, la perception d'informations pertinentes sur l'environnement est un enjeu de survie. Des dizaines de sens sont mis ainsi à contribution. Et l'inventivité de l'évolution, cet "horloger aveugle", est sans limite. On citera le calamar Architeuthis qui possède un oeil de la taille d'un ballon de volley-ball. Ou encore certaines méduses cubiques qui ont une vision des couleurs ? Sans oublier les grands singes qui détectent les molécules végétales aptes à les soigner... Avec l'humour et le talent d'Arnaud Rafaelian, illustrateur, Grison montre comment les neurosciences ouvrent de grandes portes dans le monde animal. En relégant Descartes, pourtant ami des chiens, dans le camp des obscurantistes, niant la "sentience" que son contemporain astronome et philosophe, Pierre Gassendi pressentait déjà.
Au siècle dernier, les biologistes Konrad Lorenz et Karl von Frisch avaient écrit sur les oies et la danse des abeilles. Mathevon raconte des centaines d’anecdotes permettant de se faire une idée de la complexité qui nous attend dans la recherche. Paruline du Brésil, manchots royaux de Crozet, otaries des terres australes françaises, phoques et dauphins du Grand Nord, diamants mandarins… Suivons le tango des éléphants de mer, les larmes du caïman, les rires des hyènes. Ecoutons les crocodiles du Venezuela filmés par Antonio Fischetti et Jacques Mitch à l’écoute de la nature.
Ecouter les animaux pour changer de modèle alimentaire
Et posons, in fine, les questions qui fâchent, non pas seulement celle sur la perte de biodiversité animale sauvage. Ni sur la longue marche vers une compréhension commune entre les humains et les animaux, mais sur le droit qu’ils ont de vivre dans une nature où ils seraient respectés parce que considérés parce que faisant partie de la nature au même titre que les humains. Méditons simplement cette histoire américaine en 1998, « d’une truie de type vietnamien prénommée Lulu s'étendant au milieu de la route pour alerter un automobiliste que sa propriétaire venait d'être terrassée par une crise cardiaque.»[4] Allons jusqu’au massacre des animaux organisé par une industrie plus vorace que jamais. L'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture (FAO) compte 70 milliards d'animaux terrestres abattus chaque année dans le monde pour la production de viande. Un chiffre à mettre en regard avec les 800 millions de personnes sous-alimentées… Rien qu'en France, chaque année, sont abattus un milliard de volailles (poulets, canards et autres), 37 millions de lapins, 25 millions de cochons, près de 5 millions de bovins et plus d'un million de chèvres. Et nous n'avons pas de chiffres pour les poissons… Que penseront les générations futures de ces boucheries qui s’apparentent, toutes proportions gardées, à celles des Romains qui ont massacré pendant sept siècles la faune sauvage exceptionnelle de la Méditerranée et d’une partie de l’Afrique de l’est au Colisée ?
Sinon, à quoi sert l’éthologie si nous n’en tirons pas les conclusions ? Faut-il réécouter Léonard de Vinci pour qui « le jour viendra où les personnes comme moi regarderont le meurtre des animaux comme ils regardent aujourd’hui le meurtre des êtres humains » ? Et des dizaines d’autres savants qui ont une prescience de ce qui pourrait, enfin, advenir ?
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[1] Elsa Addessi, Thomas Boraud and Sacha Bourgeois-Gironde, « Existence and prevalence of economic behaviours among non-human primates », Philosophical Transactions of the Royal society B, vol. CCCLXXVI, n° 1819, 1er mars 2021.
[2] Lire l’interview de Sacha Bourgeois-Gironde par Hélène Frouard dans Sciences humaines https://www.scienceshumaines.com/pourquoi-les-singes-ne-sont-pas-de-bons-economistes-entretien-avec-sacha-bourgeois-gironde_fr_43093.html
[3] Le Monde, 7 avril 2021.
[4] Jean-Baptiste Del Amo, Règne animal, Gallimard, 2017.
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Si le sujet vous intéresse, vous pouvez écouter l'une des vidéos de Leila Del Monte qui a la particularité de communiquer avec les animaux.
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