Pour les géographes, les montagnes, les grottes, les îles, les marais et les forêts sont des lieux physiques. Mais pas que. Ainsi les déserts peuplent nos imaginaires grâce à des symboliques très fortes venues d’Égypte. Pour Marie Gautheron, ces images sont sans cesse reformulées jusqu’aux déserts hédonistes du tourisme moderne qui demeurent toujours des utopies. (Gilles Fumey)
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Depuis le livre testament sur le Sahara de l’explorateur Théodore Monod dans la très longue liste des auteurs sur les déserts, le très bel ouvrage de Marie Gautheron, Désert, déserts, marque d’une dune supplémentaire ce champ de recherches inépuisable. En historienne de l’art, elle explore non pas les déserts, mais leurs images depuis le Moyen Âge. Une géohistoire sensible, esthétique et politique de ces espaces qu’on croit vides et qui sont emplis de stéréotypes, de fantasmes comme de savoirs positifs.
Les Météores (Grèce). Des lieux assimilés au désert dans la culture orientale
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Les premières images du désert que nous véhiculons en Occident sont celles des moines reclus dans leur solitude en Égypte. Ils furent à l’origine des monastères du Moyen Âge qui, par milliers, peuplèrent les campagnes les plus reculées de l’Europe à partir d’hagiographies d’Antoine le Grand écrites au 3e siècle par Eusèbe de Césarée et Jean Cassien. Ces hommes qui renoncent aux biens terrestres se seraient retirés au désert, selon Vincent Desprez, pour échapper à la misère sociale, au mariage, au juge, au percepteur, aux persécutions contre les chrétiens… Mais ce qui les pousse est bien la concordance entre ces raisons ainsi qu’une expérience intérieure et la vie dans ces espaces jugés abandonnés de Dieu et des humains.
Une expérience, au demeurant, qu’on retrouve, en partie, dans d’autres civilisations asiatiques, peu évoquées ici si ce n’est dans la Chine du XVIe siècle. Du reste, même les Touaregs du Sahara désignent le désert, esuf, comme un lieu inhabité et une expérience spirituelle solitaire. De fait, l’Europe a adopté cette spiritualité «orientale» en fixant ses monastères dans les marges de l’écoumène médiéval dont l’abbaye de Cîteaux, dans les roseaux appelés cistelles de la plaine de la Saône bourguignonne, est un parfait exemple. À cette époque, les marais et, plus encore, les forêts étaient pensés comme des lieux barbares, contrairement à l’Orient où on y voyait de hautes formes de civilisation.
Cette approche a été pensée par les Huguenots persécutés après la révocation de l’Édit de Nantes par Louis XIV qui les poussa vers les marges, tels les Hébreux au Sinaï ou les calvinistes dans les terres instables du delta du Rhin aux Pays-Bas. Même chez les catholiques, la persécution janséniste a poussé les amis de Pascal dans la vallée de Chevreuse pour recréer un Port Royal dont Madame de Sévigné écrivait qu’il était un «saint désert».
Les Lumières désacralisent une partie de ces images par des formes de laïcisation dont Rousseau est l’un des thuriféraires. Sa paranoïa aiguë le poussant à fuir le monde, la solitude est pour lui «heureuse» et comme les montagnes qu’il trouvera – avec de rares contemporains – «sublimes», il contribue à changer l’image des déserts. L’orientalisme fera le reste: les voyages d’écrivains, d’explorateurs, voire de scientifiques – comme l’expédition d’Égypte de Bonaparte – se multiplient, fabriquant un désir d’ailleurs auquel la peinture donne forme. La magnifique édition de la collection Bibliothèque illustrée des histoires donne d’édifiants exemples de ces toiles empreintes de romantisme avant que les déserts ne séduisent les impressionnistes, tel Claude Monet, bidasse en Algérie, bluffé par la violence du soleil ou Baudelaire chantant la «large lumière». Les photographes prendront le relais: Victor Deporter, Fernand Foureau rapportent de leurs missions des clichés qui font tilt.
Le capitalisme enfourche alors ses vues sur ces terres arides, rien ne lui résiste. Le très lucide Tocqueville succombe, lui aussi, au démon du colonialisme: «Il n’y a pas plus de terrain vacant dans la plaine de la Mitidja que dans celle d’Argenteuil!» Aiguisé par des images qui rendent les lieux désirables, le désert se peuple soudain de femmes dénudées comme on en imagine alors dans les harems, de Touaregs au regard farouche, tel celui d’Idir Ait-Amara qui foudroie une étudiante louisianaise de ses yeux verts.
Mais la véritable affaire capitaliste est celle du tourisme que l’agence britannique Cook met en musique dès le milieu du 19e siècle: croisières sur le Nil, treks dans le Hoggar, etc. Une activité qui nourrit aussi un tourisme sexuel porté sur les jeunes femmes comme les garçons. Et pour les fous de techniques, rien n’arrête les rugissantes virées automobiles du Paris-Dakar comme celles de l’Aéropostale vers le Sénégal.
Y verra-t-on la construction d’une empathie pour les lieux et les peuples qu’on rencontre? Pas même, tant l’hostilité à ce qui est différent, étrange dans l’Islam bloque les esprits. Renan prône carrément la «destruction de l’islamisme», sans doute pour mieux justifier la force de l’aventure coloniale, menée par des entrepreneurs jugés courageux. Marie Gautheron souligne aussi le préjugé favorable à l’égard des Berbères qui sont, comme certaines ethnies, non arabes, donc pas toujours islamisées.
Le dernier chapitre est fascinant de citations, renvois, photos et films qui instrumentalisent le désert, citant Raymond Depardon pour qui le désert «est une fantastique leçon de modernité». Comme Deleuze, nous ne cesserons de nous étonner de la confusion occidentale entre le vide et le manque: «Il nous manque en général une particule d’Orient, un grain de Zen», qu’on trouverait donc au désert… Écoutons Marie Gautheron: «Aussi vitale qu’un silence dans un poème, qu’une respiration dans un chant, l’image d’un vaste paysage vide, rayonnant de sa seule minéralité, de sa seule luminosité, ne tend pas seulement un miroir à la tragédie de l’histoire ou à la dessication de nos écoumènes: elle ouvre aussi une brèche où faire circuler un souffle sans lequel notre monde étoufferait». Telle est la leçon des déserts.
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Marie Gautheron, Désert, déserts. Du Moyen Âge au XXIe siècle, Gallimard, «Bibliothèque illustrée des histoires», 539 pp., 35 € (ebook : 24,99 €). Une très riche bibliographie sur le sujet.