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Billet de blog 8 février 2025

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Jeûner pour une nouvelle relation au monde

Parce que manger est un acte collectif et, pour Kant, un lien très fort au monde, les aliments nous mettent à distance ou resserrent nos liens. Mais pour que manger reste une liberté personnelle, comment trouver la bonne mesure entre les aliments et soi ? Une solution radicale: jeûner. (Gilles Fumey)

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Illustration 1

N’en déplaise à certains médecins qui n’en veulent pas, le jeûne est devenu un phénomène de société. Ils sont des milliers en France, voire des centaines de milliers en Allemagne, à jeûner majoritairement dans des centres d’accueil disséminés dans toute l’Europe. Ils s’en font même un cadeau pour eux-mêmes et leurs proches. Se priver de nourritures pendant six jours, voire plus, sans s’infliger une punition, n’est-ce pas un luxe de riches ?

Faut-il être né dans l'abondance alimentaire pour accepter l'expérience du jeûne. Et d’abord pourquoi jeûner ? On a interrogé des participants aux séjours de jeûne dans plusieurs centres installés surtout dans la France des montagnes, puisque les jeûnes absolus sont associés aux randonnées et, c'est bien connu, on préfère tous randonner là où il y a du paysage à voir, donc dans les régions de relief. Les centres sont installés dans des gîtes, des anciens châteaux, des masures retapées et sont surveillés par des nutritionnistes, naturopathes et médecins qui encadrent les jeûneurs. Des jeûneurs formels : pêle-mêle, pour eux, c'est «retrouver la maîtrise totale de ce qu'on mange», c'est «savoir comment notre corps accepte tout ce qui nous est proposé socialement», c'est «couper pour de bon avec les sollicitations de l'industrie», c'est «perdre du poids» (pour assez peu de personnes), c'est «mieux connaître son corps».

Illustration 2

Thierry de Lestrade et Sylvie Gilman, tous deux journalistes, avaient réalisé un premier documentaire en 2013 qu’ils ont revu et viennent de sortir sur Arte cette saison. Jeûne intermittent, autophagie, "switch métabolique" : dix ans après, ils regardent cette pratique en plein essor. Il faut passer la sidération de savoir qu'on peut passer du temps de loisir à supprimer les nourritures qui, justement, sont du lien social, et vivre la surprise d'être jeûneur vécu comme une expérience radicale. Aller jusqu'au bout des possibilités que le corps humain a gardé des périodes d'insécurité alimentaire dans l’histoire. Tester ses capacités à résister à tout ce qui est offert et qu'on n'a pas demandé ni vraiment choisi. Vider son corps de ce que certains pensent être des poisons, notamment les résidus de pesticides mais surtout les polluants omniprésents qu'on est en train d'identifier, comme les bisphénols, phtalates, parabènes, éthers de glycol, retardateurs de flamme bromés, composés perfluorés et plus généralement, perturbateurs endocriniens. Faire un vrai reset de tout ce qui constitue notre «goût» alimentaire et repartir de zéro. Les maladies chroniques comme le diabète de type 2, la polyarthrite, l’asthme, l’hypertension, les pathologies cardiovasculaires, Alzheimer, la stéatose hépatique... Le corps qui ne s’alimente plus change de fonctionnement (ce qu’on appelle le switch métabolique » puise ce qu’on appelle improprement le carburant dans d’autres stocks désignés par le cerveau, notamment la graisse qui est notre secours en cas de fringale. 

Les Russes en avance ?

D’où vient cette idée de jeûne thérapeutique ? Elle a germé en Russie, premier pays à reconnaître officiellement ce type de jeûne (remboursé par la sécurité sociale russe) en 1998. Un jeune psychiatre Nikolaï Narbelkov, médecin sur les navires de l’armée soviétique, faisait jeûner les marins atteints de troubles intestinaux et il constate une « autorégulation » de l’organisme. L’expérience s’est poursuivie sur des schizophrènes. Avec la conviction que le jeûne change la biochimie des cellules du cerveau. Ce fut le tour des patients atteints de rhumatisme, des malades de peau ou somatiques, des alcooliques, des cardiaques, de ceux qui souffrent de pathologies gastro-intestinales, d’asthme, de dépression… De Lestrade et Gilman racontent les résultats « impressionnants » dans le traitement des maladies mentales. L’obésité de masse (38% de la population aux Etats-Unis, 18% en France) correspond aussi au croisement d’une courbe historique en 2001 où le nombre des habitants sur-nourris dépasse celui des sous-nourris et inspire des pratiques de jeûne qui s’avèrent, sur le long terme, décevantes. 

Illustration 3
Yoshinori Ohsumi étudie l'autophagie

En France, le jeûne thérapeutique est interdit par l’académie de médecine, alors que le jeûne est un mécanisme hérité de l’évolution du vivant. Les auteurs racontent des séjours de jeûne sur les bords du Baïkal mais aussi leurs expériences personnelles en Allemagne, dans la clinique Buchinger sur les bords du lac de Constance, tout en rappelant que l’hôpital public outre-Rhin propose le jeûne. Ils abordent la question du rôle du jeûne face aux cancers, les risques de la dénutrition, et décortiquent les mécanismes de l’autophagie (étudiée par le Japonais Yoshinori Ohsumi, prix Nobel 2016) et des cétones (qui permet de comprendre ce qu’est le switch métabolique).

Les premières délégations de médecins français participent au Congrès international du jeûne à Uberlingen par la Société médicale du jeûne thérapeutique et de la nutrition en Allemagne en 2019. Les exposés scientifiques les convainquent de fonder une Académie médicale du jeûne dès le retour. Le Conseil national de l’ordre des médecins convoque quelques collègues, en contraint parfois à exercer en Suisse ou en Allemagne où se ruent les clients français. En mars 2024, le premier Congrès international du jeûne est organisé à Aix-en-Provence par Jean-Pascal David, mais certains médecins ont été convoqués par le Conseil de l’ordre. Reste la révolution du jeûne intermittent, initié par un article publié depuis l’Institut Pasteur en juin 2024 : « Jeûne intermittent : un nettoyage cellulaire pour une meilleure santé ? » Ainsi qu’une redécouverte des rythmes circadiens par Satchin Panda à San Diego (Etats-Unis) : au final, « il faut compter les heures plus que les calories » et vérifier que nous mangeons beaucoup plus et plus souvent qu’on ne le croit. 

Quoi qu'il en soit, refuser de manger, c’est exposer une ambivalence ou une posture affective dans une relation au monde à revoir. Le monde paraît lointain et plus proche à la fois. Car il entre en chacun par une porte nouvelle. Les jeûneurs sont comme des enfants qui refont l’apprentissage du monde.
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Le jeûne, enquête sur un phénomène | ARTE © ARTE

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