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Billet de blog 8 mars 2024

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« La Zone d’intérêt »: derrière le mur, notre déni

Dans « La Zone d’intérêt », Jonathan Glazer suit le quotidien de la famille du SS Rudolf Höss, commandant d’Auschwitz-Birkenau. En filmant presque en continu la villa où vit le couple avec ses enfants, le réalisateur britannique explore les modalités de mise à distance de ce que nous ne voulons pas voir. Et parle autant de la Shoah que de l’Occident contemporain. (Manouk Borzakian)

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Ce pourrait être une Garden Party comme une autre: les adultes papotent sur des chaises longues, les enfants courent autour de la piscine et le chien gambade entre les convives. Ce pourrait aussi être une crise comme il y en a au sein de n’importe quel couple de la petite bourgeoisie ascendante, quand Rudolf annonce à sa femme Hedwig qu’il va être muté. Et quand Hedwig lui répond que non, impossible pour elle de quitter ce petit coin de paradis, de renoncer à des mois d’efforts pour entretenir la villa, les parterres de fleurs, la serre… et la vigne qui recouvrira bientôt le mur longeant le jardin.

Mais nous sommes au printemps 1942 et l’hyper normalité de cette vie de famille rangée cache (mal) la sordide réalité qui la rend possible. Pendant que Hedwig gère son équipe de domestiques polonaises d’une main de fer, son mari reçoit des ingénieurs lui présentant un nouveau modèle de four crématoire – plus efficace, plus performant. Et le mur sur lequel grimpe la vigne sépare la villa du camp où Rudolf supervise l’extermination de centaines de milliers de Juifs d’Europe.

Ne pas montrer l’immontrable

Preuves du génocide en cours à quelques mètres, des sons plus ou moins signifiants peuplent le hors-champ: détonations, insultes, freins d’une locomotive, cris… et le bruit lancinant qu’on devine être celui des fours tournant à plein régime… Selon les mots de Jonathan Glazer, au film «qu’on voit» se surajoute un film «qu’on entend», au moins aussi important: l’invisible sature le visible et lui donne son sens véritable.

Illustration 2
La Zone d’intérêt, réal. Jonathan Glazer, 2023 – © Film4, Access

Par ce procédé de mise en scène, le réalisateur britannique emboîte le pas de Jacques Rivette et Claude Lanzmann à propos de l’impossibilité – l’indécence – de montrer l’horreur de l’extermination. Il évite l’écueil de la dramatisation, sur lequel Spielberg était venu s’échouer avec La Liste de Schindler, confondant reconstitution historique et spectacle hollywoodien, et «trivialisant» la Shoah, pour le dire comme Lanzmann.

Le cinéaste reconnaît aussi sa dette envers la philosophe Gillian Rose, à qui il emprunte une opposition au cœur de sa réflexion sur la mémoire de la Shoah. D’un côté, on verse sans peine «des larmes sentimentales» à la fin du film de Spielberg, témoin de notre empathie à peu de frais pour les victimes de l’Holocauste et/ou de notre admiration pour le «héros» Schindler. À ce sentimentalisme confortable politiquement, Gillian Rose préfère «les yeux secs d’un profond chagrin», celui qu’on ressent si l’on interroge sans concessions notre proximité avec les bourreaux, si l’on accepte d’être bousculé en posant la question des conditions sociopolitiques du nazisme et de la Shoah.

Le présent de l’Occident

Par le biais de son dispositif centré sur le quotidien petit-bourgeois de la famille Höss, avec en particulier dix caméras fixes évoquant à la fois la vidéosurveillance et la téléréalité, Jonathan Glazer réussit à cet égard un double pari. Il maintient les personnages à distance et ne cède pas à la fascination, voire la séduction des bourreaux dénoncée par la chercheuse Charlotte Lacoste. Pas question de défendre l’idée faussement provocatrice et vraiment lénifiante d’une humanité fondamentalement mauvaise et peuplée de bourreaux en puissance. Mais en même temps, le cinéaste nous confronte à notre proximité culturelle et politique avec les acteurs de l’horreur génocidaire. À travers la Shoah, il parle bien «d’aujourd’hui, de nous et de notre similarité avec les coupables», de ce qui nous rapproche d’une famille aspirant, «comme beaucoup d’entre nous aujourd’hui», au confort matériel et à la reconnaissance sociale. À n’importe quel prix, jusqu’aux cendres servant d’engrais pour le jardin.

Car c’est bien cela dont il s’agit: le nazisme, rappelle Johann Chapoutot, est un «projet de prospérité et de jouissance matérielle» fondé sur la réification du vivant. Et l’historien souligne combien cette réduction des autres et du monde à des «choses» mises au service du consumérisme reste aujourd’hui au cœur des valeurs des sociétés occidentales.

La banalité du mur

Le film scrute, tout le monde l’a relevé, la «banalité du mal». Et Jonathan Glazer attire notre attention sur l’un des aspects cruciaux du concept élaboré en 1963 par Hannah Arendt: l’absence de pensée. Dans son quotidien saturé de tâches répétitives et de rituels, avec en point d’orgue, chaque soir, la fermeture méthodique par Rudolf Höss des serrures de la maison, le couple évite tout temps mort, toute pause réflexive, toute prise de distance avec ses choix et ce qu’ils impliquent.

Illustration 3
La Zone d’intérêt, réal. Jonathan Glazer, 2023 – © Film4, Access

Le mur de séparation entre le jardin des Höss et Auschwitz est un élément clé de ce refus de penser, autant qu’un lien tissé avec les sociétés contemporaines. Car au-delà de différences évidentes, les points communs ne manquent pas entre ce mur et ceux qui recouvrent aujourd’hui la planète, du Mexique au Bangladesh en passant par l’Espagne et le Yémen, et dont la politologue Wendy Brown a exploré les fonctions politiques. Comme les murs anti-migration, mais aussi les enceintes des Gated Communities, la cloison entre la villa des Höss et Auschwitz joue bien sûr un rôle de contention, d’empêchement du mouvement au moins dans un sens. Elle remplit aussi une fonction spectaculaire, mettant en scène la séparation entre l’humanité et celles et ceux que l’idéologie nazie renvoie à un statut sous-humain.

Surtout, le mur permet de ne pas voir. Il ajoute une dimension matérielle, solide, aux mécanismes symboliques de mise à distance du réel. Cela ne va pas sans difficultés: l’existence même du mur est un rappel paradoxal de ce qu’il tente de dissimuler, d’où l’insistance de Hedwig à vouloir le recouvrir par de la végétation; et le réel ressurgit régulièrement malgré les efforts pour le nier – panique de Rudolf lorsqu’il trouve des ossements dans la rivière où ses enfants barbottent. Mais l’essentiel est là: le mur évite à celles et ceux qui se calfeutrent derrière de penser la proximité de l’horreur et le lien direct entre leur bonheur et l’enfer qui le rend possible.

En affirmant qu’au fil du tournage «le sujet du film est devenu ce mur», Jonathan Glazer nous rappelle nos murs à nous. Et nous enjoint d’écouter les «bruits» auxquels, par habitude, nous ne prêtons qu’une oreille distraite: la Méditerranée transformée en cimetière, les enfants bombardés de Gaza et de Sanaa, les ouvriers morts dans les stades qataris, les petites mains de la fast fashion enterrées sous les décombres de leur usine à Dacca, les mineurs de RDC et du Pérou… Entre autres.


À lire/écouter

Johann Chapoutot, «Dans La Zone d’intérêt, une Allemagne nazie toute à sa jouissance matérielle», The Conversation, 5 février 2024.

Sean O’Hagan, «Jonathan Glazer on his holocaust film The Zone of Interest: ‘This is not about the past, it’s about now’», The Guardian, 10 décembre 2023.

Alain Parrau, «Le visible et l’invisible. Réflexions sur La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer», Lundi Matin, 12 février 2024.

«Arendt: ‘La banalité du mal’», France Culture, 15 avril 2021.

Dossier pédagogique – La Zone d’intérêt, Café pédagogique.


Sur le blog

«L’amour des murs» (Manouk Borzakian)

«Le business meurtrier des frontières» (Manouk Borzakian)

«Gated Communities, le paradis entre quatre murs» (Renaud Duterme)


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