
Des bras et des mains s’affairent, on cale une enceinte ici, on branche une prise jack là… Quelques minutes de préparatifs et, soudain, ce plan: un mur formé d’enceintes prêtes à cracher les décibels et, derrière, un tout autre mur, une falaise dessinée par des millions d’années d’érosion, mélange spectaculaire de formes géologiques héritées de l’action conjointe de l’eau, du vent et des variations de température. Avec ces deux constructions aux échelles incommensurables, Oliver Laxe met en regard la vie humaine et le minéral, le second témoignant de temporalités hors d’atteinte et renvoyant la première à la fragilité de ses bricolages. Avec entre les deux la musique.

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Le paysage, c’est celui du semi-désert – la scène d’introduction a été filmée en Espagne mais l’essentiel du tournage s’est déroulé dans l’Anti-Atlas. La musique, c’est celle de Kangding Ray, jouée lors d’une rave filmée sur un mode quasi-documentaire. L’humanité, ce sont des centaines de teufeurs (trans)portés par la techno. Parmi la foule, Luis (Sergi López), accompagné de son fils d’une dizaine d’années Esteban (Bruno Núñez Arjona), distribue des tracts avec la photo de sa fille fugueuse. Petit bourgeois bedonnant aux traits fatigués, un peu empoté mais décidé, Luis est «out of place», pour reprendre la fameuse expression du géographe Tim Cresswell. Il fait tache au milieu des corps en transe. Sa présence marque la première transgression d’une intrigue fondée sur une succession de virages, de traversées et de ruptures plus ou moins maîtrisés par les personnages.
Sur la route, nulle part
Lorsque Luis décide de suivre un petit groupe de teufeurs plus loin à travers les déserts marocains, avec l’infime espoir de trouver sa fille dans une autre rave et alors que la radio, en fond sonore, annonce une nouvelle guerre mondiale, on se doute qu’il y a peu de chances que tout se passe comme prévu. Ne serait-ce que parce qu’on imagine mal le monospace, lancé derrière deux camions aux airs de navettes spatiales sur des pistes parfois à peine tracées, survivre plus de quelques kilomètres. Dans ces paysages de roche et de sable à perte de vue, la recherche de sa fille par Luis ressemble moins à une quête qu’à une fuite.
Ou bien la quête n’est pas celle qu’on croit. Comme à la grande époque du road-movie et du Nouvel Hollywood, le mouvement est un geste transgressif, la mobilité une fin en soi. Le voyage est par essence sans retour car il nous transforme à jamais. C’est, 25 ans après l’embardée de Bonnie and Clyde, la prise de conscience de Thelma, dans Thelma et Louise, réalisant sur les routes du Midwest l’impossibilité de faire demi-tour. Et le pur mouvement, gratuit, est transgressif car, au sens strict de la «dérive» théorisée par les situationnistes, il permet une réappropriation du temps. Il s’oppose aux mobilités induites par la société industrielle, encadrées par les objectifs de production et de consommation et crée une rupture. Le premier virage décisif de Sirât a tout de l’échappée: alors que des soldats marocains, après avoir interrompu la rave, escortent les participants vers la ville en une longue file de véhicules sous contrôle, deux camions s’extirpent du convoi et, sur ce qui a tout d’un coup de tête, Luis se lance à leur suite.
La route permet la gratuité du mouvement, elle permet aussi, en rupture avec une société sédentaire, de se défaire des rôles qui nous sont assignés en lien avec les lieux que nous occupons. Hors du temps et de l’espace sociaux, elle ouvre une infinité de possibles en matière de relations humaines, loin des injonctions et des normes. Ce n’est pas pour rien si, parmi les cinq raveurs auxquels se joignent Luis et Esteban, il manque une main à l’un, Bigui, et une moitié de jambe à l’autre, Tonin, ce dernier jouant de son handicap pour nous gratifier d’une interprétation inoubliable du Déserteur, de Boris Vian.
Certes, on échappe difficilement aux impératifs matériels du monde marchand. Rappelant les contradictions qu’entrevoyait Dennis Hopper en 1969 dans Easy Rider – la liberté au prix de la drogue achetée en gros à des producteurs mexicains exploités –, la tribu de teufeurs doit sortir des liasses d’euros pour se procurer, en plein désert, les litres d’essence permettant de poursuivre son aventure hors du monde. C’est la condition pour vivre autre chose, pour faire société autrement, en commençant par mettre en commun la nourriture – il faudra le reste d’innocence du jeune Esteban pour convaincre Luis, rouillé par la logique comptable de sa vie bourgeoise, d’accepter de partager une tablette de chocolat avec ce qui a tout d’une nouvelle famille.
Désert politique?
Le désert est l’espace de la mobilité par excellence, avec ses pistes et ses peuples nomades, contraints au mouvement pour s’approvisionner en nourriture et autres biens nécessaires à la survie. Il est surtout, par son aridité et la quasi-impossibilité de son appropriation durable, une limite de l’Écoumène, l’ensemble des espaces habités par l’humanité. Hostile et à la marge, c’est le lieu du questionnement des valeurs – incarnant une menace pour l’ordre social qui habite le cinéma australien des années 1970, de Walkabout, de Nicolas Roeg, à Pique-nique à Hanging Rock, de Peter Weir. Oliver Laxe, en s’inscrivant dans cette lignée, propose l’inverse exact du traitement de carte postale réservé par le cinéma hollywoodien aux paysages spectaculaires et instagrammables du Maghreb et du Proche-Orient.

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Et va un peu plus loin. Sans trop déflorer, le désert de Sirât se révèle le lieu d’une confrontation tragique à l’absurdité de l’existence. Le voyage initiatique aux marges de la société se mue en expérience mystique aux limites du monde, dans un désert de plus en plus absolu. Avec en arrière-plan le double sens de son titre, qui désigne un chemin ou, dans le Coran, le pont étroit surplombant l’Enfer que chacun devra traverser lors du Jugement dernier.
C’est sans doute pour ça qu’on a reproché au film son supposé nihilisme, sa fascination morbide pour le destin de personnages en perdition. Une critique qui raconte surtout l’épidémie de myopie politique de l’époque. À l’heure où les grands films politiques autoproclamés (Civil War, Eddington…) se vautrent dans le relativisme et le cynisme, ce n’est pas nihiliste de mettre en scène des personnages refusant le jeu de la société marchande et explorant des voies alternatives, aussi imparfaites soient-elles. Et ce n’est pas les condamner de rappeler que, révoltés ou non, nous sommes rattrapés par notre condition humaine.
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À voir/écouter
Oliver Laxe, Sirât, 2025 (en salles le 10 septembre).
La bande-originale du film, signée Kangding Ray.
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Sur le blog
«Osons les déserts» (Gilles Fumey)
«Le fantastique aux marges (NIFFF 2025)» (Manouk Borzakian)
«"Dune", montagne de stéréotypes» (Manouk Borzakian)
«Le road movie: individus nomades vs société sédentaire» (Manouk Borzakian)
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