Géographies en mouvement (avatar)

Géographies en mouvement

Manouk BORZAKIAN (Neuchâtel, Suisse), Gilles FUMEY (Sorbonne Univ./CNRS). Renaud DUTERME (Arlon, Belgique), Nashidil ROUIAI (U. Bordeaux), Marie DOUGNAC (U. La Rochelle)

Abonné·e de Mediapart

340 Billets

1 Éditions

Billet de blog 10 mai 2024

Géographies en mouvement (avatar)

Géographies en mouvement

Manouk BORZAKIAN (Neuchâtel, Suisse), Gilles FUMEY (Sorbonne Univ./CNRS). Renaud DUTERME (Arlon, Belgique), Nashidil ROUIAI (U. Bordeaux), Marie DOUGNAC (U. La Rochelle)

Abonné·e de Mediapart

Pourquoi la haine des migrants et des immigrés ?

Les philosophes s'interrogent sur la haine de l'autre qui envahit nos sociétés démocratiques. Une plongée dans nos inconscients individuels et collectifs pour comprendre comment sortir de l’impasse devant laquelle se trouve l’Occident : démographie exponentielle en Afrique et guerres civiles allant de pair avec l'accroissement inéluctable des migrations internationales. (Gilles Fumey)

Géographies en mouvement (avatar)

Géographies en mouvement

Manouk BORZAKIAN (Neuchâtel, Suisse), Gilles FUMEY (Sorbonne Univ./CNRS). Renaud DUTERME (Arlon, Belgique), Nashidil ROUIAI (U. Bordeaux), Marie DOUGNAC (U. La Rochelle)

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Depuis le mot de Rocard (« nous ne pouvons pas accueillir toute la misère du monde ») dont l’exégèse a été faite ici même sur ce blog, la litanie des morts en mer et des souffrances endurées par les migrants ne cesse pas[1]. Et les voix contre l’inhospitalité de l’Europe non plus. Jacques Derrida avait longuement explicité sa philosophie de l’hospitalité dans un dialogue de grande qualité avec la regrettée Anne Dufourmantelle. Le philosophe Jacob Rogozinski se joint au débat dans un livre décapant: «Accueillir ? Ne pas accueillir ? Pourquoi l’hospitalité ? Pourquoi les migrants sont-ils violemment rejetés ? Pourquoi les descendants des immigrés demeurent-ils suspects?»

Illustration 1
Trois sorcières sur un bûcher au XVe siècle. Gravure du XIX tirée d'une collection privée. © AFP - Leemage
Le retour de la haine ?

En s’interrogeant sur l’inhospitalité croissante des nations occidentales, le philosophe plonge dans la crise du corps politique, telle qu’il la perçoit et il se pose des questions sur l’angoisse qu’elle provoque. Rogozinski s’était déjà demandé ce qu’est la haine qui peut être à l’origine de persécutions collectives, comme le furent les chasses aux sorcières entre la Renaissance et les Lumières, comment ces milliers de femmes furent anéanties, de quel «stigmate diabolique» ont-elles été victimes, qu’est-ce qu’on leur faisait avouer sous la torture. Il fait état des techniques mises en œuvre sous la Terreur jacobine ou encore lors des procès de Moscou, jusqu’aux récentes théories du complot contre l’Occident. Rogozinski a montré comment on passait de l’exclusion à la persécution, comment l’indignation et la révolte des dominés se changent en haine qui mène à des politiques de persécution.

Pour lui, «une démocratie inhospitalière se renie elle-même et s’expose à une dérive autocratique». Reprenant les arguments de Derrida sur l’hospitalité «inconditionnelle» et ceux de Kant sur la contribution du cosmopolitisme et de la «paix perpétuelle», Rogozinski revient sur la définition de la nation et de ses frontières, sur leur histoire récente qui a conduit au durcissement des clôtures par les murs, le refoulement aux frontières. Il se demande comment les procédures administratives jouent le rôle de frontière invisible qui ne permettent pas de s’insérer dans la communauté nationale, s’en remettant à Renan et sa célèbre conférence de 1882: Qu’est-ce qu’une nation? dans laquelle la nation ne se fonde ni sur la langue, ni sur la religion, ni sur la géographie mais dans la volonté, le «consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune». «La nation: un plébiscite de tous les jours» avait-il martelé.

Illustration 2
Jacob Rogozinski © Cerf
Assimiler?

Le philosophe en vient aux expressions et aux mots: «assimiler», autrement dit «rendre semblable» pour effacer toute différence, un processus qu’il juge «cannibale» et un caractère inassimilable attribué aux immigrés qui est «purement imaginaire, un effet de la stigmatisation dont ils sont la cible». Une autre expression: la «souveraineté de l’État», conçue dans les Temps Modernes, après l’abandon du monarchisme, sur laquelle il faudrait revenir tant la violence de l’État s’est accrue depuis.

Faut-il craindre l’avènement d’un nouveau fascisme? Pour Rogozinski, la tendance est plutôt vers des régimes illibéraux ou populistes s’opposant à ce qu’on dénigre sous le nom de «wokisme» qu’il définit comme des mouvements luttant pour l’extension des droits des femmes et des minorités.

De manière plus novatrice, Rogozinski va plus loin que la peur de l’insécurité, du déclin, du déclassement. Ce que Claude Lefort appelle la «désincorporation démocratique» dissout les repères de la certitude, provoque une indétermination appréhendée comme une forme de «décadence», favorise les luttes pour la reconnaissance, l’égalité des droits, provoque la nostalgie d’un corps homogène (et viril) de la nation et du peuple. Elle se traduit par de la xénophobie. Pour Merleau-Ponty, le corps utilise ses propres parties comme symbolique générale du monde, ce qui fait que, projetée sur le plan collectif, l’image du corps est une des conditions fondamentales de l’inhospitalité. Pourtant, la représentation de la nation comme corps est trompeuse: nos sociétés n’ont pas naturellement une tête qui dominerait les autres membres.

Ce que dit la psychanalyse

Rogozinski utilise la psychanalyse pour laquelle le sentiment d’un corps morcelé est un fantasme originaire de la prime enfance. Ce fantasme est à l’origine de l’idée de protection renvoyant à la peau qui, dans l’enfance, contient les désirs, les affects, l’ensemble de la vie psychique, jouant le rôle de barrière protectrice filtrant les sensations venant du dehors. Certaines pathologies suscitent des angoisses, des délires psychotiques dont les expressions se retrouvent chez les politiciens dénonçant l’invasion migratoire, les frontières passoires. «Les mouvements xénophobes sont victimes de la même illusion puisqu’ils accusent les étrangers d’être la cause d’une désincorporation qui travaille de l’intérieur les sociétés démocratiques

Comment en finir avec la peur des étrangers et les représentations mortifères dont les migrants sont l’objet? Pour Rogozinski, il faut «déconstruire la nation, les frontières, la souveraineté, l’identité nationale», non pas pour les détruire mais les démocratiser. L’approche phénoménologique montre que toutes les formes d’hospitalité se fondent sur «l’hospitalité primordiale que nous accordons, en tant qu’humains, à un corps étranger en lui donnant chair.»

Réinventons de nouvelles institutions «destinées à accueillir réfugiés et migrants, à les intégrer sans chercher à effacer leurs différences». Le philosophe qu’est Rogozinski plaide pour que les politiques créent un Parlement des migrants qui faciliterait leur intégration dans la vie politique et qu’on mette en place une citoyenneté européenne, qui permettrait de surmonter le déni de reconnaissance affectant les immigrés et leurs descendants. Nos nouveaux modes de vie pourraient «dé-naturaliser» la nation pour la reconstruire autrement. L’élargissement du monde est inéluctable. Les migrants sont «les messagers de la Cosmopolis, les premiers venus du peuple-monde».

-------------

[1] Les mafias de passeurs dépouillent les migrants, de toutes les façons possibles. Les filières d’acheminement vers l’Europe sont entre les mains de prédateurs sans foi ni loi, exploitant sans vergogne des familles et des communautés démunies: de 2 500 à 6 000 dollars pour aller du Niger vers l’Europe, de 10 000 à 15 000 dollars pour partir d’Afghanistan, de 12 000 à 18 000 dollars pour partir du Pakistan, etc. Pour les migrants, le plus grand risque du voyage vers l’Europe peut être celui du passage lui-même, le risque de noyade pour ceux qui tentent de franchir la Méditerranée.

--------------

Illustration 3
Pour aller plus loin :

Maxime Guimard, Petit traité sur l’immigration irrégulière, Cerf, 2024

Cadre du ministère de l’Intérieur, Maxime Guimard est spécialiste des questions migratoires et des relations internationales. Il signe ici son premier livre, préfacé par Dominique Reynié. 

L’immigration déchaîne les passions. Qu’on soit pour, qu’on soit contre, sait-on seulement de quoi on parle ? Les querelles d’idéologues et les batailles d’opinions empêchent le moindre débat rationnel sur une réalité pourtant toujours plus décisive. Voici, en cartes, chiffres, tableaux inédits et commentés, l’indispensable traité sur l’immigration irrégulière. Voici, pour la première fois, les faits. Rien que les faits mais tous les faits.

Pourquoi les immigrés veulent-ils entrer en France ? D’où viennent-ils ? Comment s’organisent les filières de passeurs ? Combien coûte une traversée souvent périlleuse, parfois mortelle ? Qu’en est-il du contrôle à nos frontières ? Combien d’irréguliers se trouvent sur le territoire national ? À quel rythme leur nombre s’accroît-il ? Contre les polémiques et les clichés, c’est en expert et en praticien que Maxime Guimard éclaire ces questions et, tout aussi clairement, y répond.
Analysant les causes démographiques du départ, établissant la carte des routes migratoires, il décrypte les mécanismes régissant ce trafic tentaculaire qui constitue une nouvelle traite et qui crée une situation humanitaire désastreuse. Inventoriant les lois et les circulaires, les politiques de visas, d’asile et d’éloignement, le rôle des instances publiques et politiques, mais aussi celui des juges, des avocats et des militants associatifs, il montre l’impasse actuelle dont le peu d’OQTF exécutées n’est qu’un symptôme.
Un phénomène mondial appelle une approche globale. Examiner les grandes dynamiques des flux permet de saisir l’exceptionnalisme européen dont la France se veut exemplaire. Mais au prix de quelles insoutenables contradictions ? Grâce à cette étude magistrale, on comprend enfin comment nous pourrions agir, en tant qu’État de droit, pour relever ce défi qui, crucial aujourd’hui, le sera encore plus demain.

--------

Sur le blog

«Toute la misère du monde… et nous» (Manouk Borzakian)

«En Méditerranée, les migrations assignées à résidence» (Gilles Fumey)

«"Ailleurs, partout": d’autres image des migrations» (Manouk Borzakian)

«L’amour des murs» (Manouk Borzakian)

--------

Pour nous suivre sur Facebook : https://facebook.com/geographiesenmouvement

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.