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Reprenons La Condamine. Sous un titre ronflant, Bernard Jimenez retrace de façon scolaire et, il est vrai, consciencieuse, l’aventure des académiciens français envoyés par Louis XV et son ministre Maurepas en Équateur, en 1735. Ils devaient y mesurer un degré du méridien, afin de mieux cerner la figure de la Terre dont on se demandait, à l’époque, si elle était aplatie ou allongée aux pôles. Bardés de leurs instruments encombrants, de leurs savants calculs, de leur garde-robe à froufrous, Louis Godin, Pierre Bouguer et Charles de La Condamine – qui, grâce à son entregent et à sa familiarité avec Voltaire, saura tirer toute la couverture à lui – étaient accompagnés de cinq techniciens, du chirurgien Jean Séniergues et de Joseph de Jussieu, médecin naturaliste chargé par ses frères Antoine et Bernard, au Jardin des Plantes, de recueillir, inventorier et étudier les spécimens du Nouveau Monde encore inconnus.

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On évaluait la durée de la mission à quatre ou cinq ans : les aléas de la navigation, les caprices de la mer et ceux des pirates, l’hostilité des Anglais qui bloquaient les ports, les difficultés d’acheminement et les problèmes de déplacement en terrain très accidenté, la mésentente et les dissensions, surtout, qui se manifestèrent très vite entre les académiciens tant en raison de leurs tempéraments que de leurs idées et de leur rivalité, les soucis d’argent dus aux dépenses inconsidérées à des fins personnelles de Louis Godin qui avait les cordons de la bourse, tout cela prolongea l’expédition près de dix ans.
On peut citer tous les protagonistes à partir de leur correspondance et de leurs relations respectives, comme le fait Bernard Jimenez qui retrace leurs difficultés lors des opérations de triangulation sur les sommets de la Cordillère, accrues par le mauvais temps, les maladies, les accidents et même l’hostilité de la population à l’origine du meurtre du chirurgien Jean Séniergues à Cuenca. On peut évoquer aussi le sort de chacun des membres de l’expédition une fois l’objet de la mission à peu près accomplie. Sans oublier Joseph de Jussieu, qui sera le dernier à en revenir au bout de 35 ans passés à herboriser, à parcourir la forêt et les déserts, à soigner les autochtones, pratiquant avec succès l’inoculation contre la variole – ce dont La Condamine s’attribuera indument le mérite en s’appuyant sur les rapports du médecin (comme il le fera pour le quinquina).

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N’oublions pas ses travaux d’ingénierie pour les mines d’Oruro et de Potosi auxquels on l’avait engagé. Jimenez détaille le parcours emprunté par La Condamine sur le retour, au fil de l’Amazone dont il précise le tracé, celui de Bouguer revenu par la Colombie et Saint-Domingue, celui de Louis Godin prisonnier à Lima du vice-roi qui l’obligea, pour régler ses dettes, à donner des cours de mathématiques, puis à participer à la reconstruction de la ville et de son port, frappés par un séisme suivi de tsunami en 1746, avant son retour via Buenos Aires. Les autres membres de l’expédition, Verguin, Morainville et Hugo, laissés à eux-mêmes, ne sont pas oubliés, ni les deux jeunes officiers espagnols, Juan et Ulloa, que Madrid avait imposés.
Si vous voulez refaire ce voyage sans aggraver votre bilan carbone, les documents d’histoire et les cartes sont très riches et donnent un compte-rendu assez fidèle et exhaustif d’une entreprise qui témoigne de la grande soif de connaissance encyclopédique du XVIIIe siècle et qui inaugure les grandes enquêtes scientifiques des Humboldt et autres Darwin au XIXe. Il complète l’ouvrage de Florence Trystram qui avait défriché le sujet (1989).

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Mais se bornant à une recension factuelle un peu aride et succincte du voyage, il ne donne pas l’épaisseur humaine – sans parler des drames – de ce que fut cette expédition, rapportée par Patrick Drevet dans son roman Le Corps du monde (1997) qui suit pas à pas la vie de Joseph de Jussieu dans l’Amérique équinoxiale, en s’appuyant sur sa correspondance et après en avoir repris le parcours sur place grâce à une mission Stendhal.