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Billet de blog 10 novembre 2025

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Haïti, un chaos qui ne vient pas de nulle part

C’est un pays qui fait rarement la Une de l’actualité. Pourtant, Haïti connaît depuis plusieurs années une descente aux enfers politique, économique et sociale. Cette situation ne vient pas de nulle part et s’explique en partie par des politiques promues par des acteurs internationaux, depuis l’indépendance du pays. Entretien avec Frédéric Thomas, chercheur au CETRI. (Renaud Duterme)

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Géographies en mouvement – Vous revenez d’un séjour d’observation en Haïti. Comment résumeriez-vous la situation actuelle du pays ?

Illustration 1

Frédéric Thomas – C’est probablement une des pires que l’histoire tragique de ce pays a déjà connues. Une immense majorité de la population vit dans un état de pauvreté. L’insécurité alimentaire (voire la famine) est omniprésente. Le besoin d’aide humanitaire est criant. Le pays est un des, sinon le, plus inégalitaires au monde. Et depuis le soulèvement populaire de 2018-2019 réprimé dans le sang, la crise politique est totale avec la montée en puissance de bandes armées en lien avec des élites politiques et économiques totalement corrompues.

Pays très centralisé autour de sa capitale, de nombreuses routes et territoires sont contrôlés par ces gangs, à commencer par Port-Au-Prince, à 85% sous l’influence de ces autorités parallèles. L’essentiel des marchés métropolitains ne sont plus accessibles et de nombreuses productions font l’objet d’un racket constant, menaçant l’approvisionnement de nombreuses parties du pays.

Le résultat est une explosion des déplacés internes (1,4 million), à laquelle il faut également rajouter le retour forcé de milliers d’Haïtiens en provenance de République Dominicaine, laquelle a prétexté l’instabilité de son voisin pour fermer ses frontières. Le racisme anti-haïtien est depuis longtemps instrumentalisé par les pouvoirs en place, en atteste la décision en 2013 de dénationaliser de nombreux Dominicains d’ascendance haïtienne. Cette fermeture des frontières engendre également des problèmes d’approvisionnement, Haïti étant largement importateur de produits alimentaires.

Et le tout au sein d’un effondrement politique puisque les élections n’ont pas eu lieu, que personne ne sait quand elles se tiendront et que les hommes au pouvoir, au sein du Conseil présidentiel de transition, n’ont guère de légitimité aux yeux des Haïtiens.

Enfin, ce qu’on ne voit jamais dans les médias et qui me frappe à chaque voyage en Haïti, c’est la force, la débrouillardise, l’inventivité et la résistance au quotidien des Haïtiens, tout particulièrement des femmes et des paysans. Si le pays ne s’est pas (encore) effondré, c’est grâce à ce dynamisme de la base.

GEM – Le puissant séisme d’il y a une dizaine d’années a-t-il joué un rôle dans cette situation?

FT – Indirectement. Ce tremblement de terre a été un révélateur de la crise sociale, économique et écologique qu’Haïti connait depuis de nombreuses années. Il a constitué un marqueur de l’absence de politiques publiques, sanitaire et urbanistiques.

Ce fut d’ailleurs une occasion manquée de refondation du pays puisque l’aide apportée pour la reconstruction fut essentiellement contrôlée par des acteurs internationaux qui ont contourné l’État (certes de plus en plus corrompu) et la société civile haïtienne. Des hôtels de luxe ont ainsi été construits dans le cadre de la reconstruction, tout comme une zone franche dans le nord-est du pays.

En outre, la volonté des bailleurs internationaux d’organiser des élections rapidement a accéléré la corruption systématique, voire la gangstérisation de l’État. 

GEM – La rançon de la France lors de l’indépendance du pays a-t-elle encore une influence actuelle sur le pays?

FT – Sans aucun doute. Haïti, Saint-Domingue à l’époque, fut la plus riche des colonies françaises, notamment du fait de sa production sucrière. À la suite du soulèvement d’esclaves qui déboucha sur l’indépendance du pays en 1804 (une aberration pour l’époque), cette dernière sera non reconnue et victime d’un véritable boycott international. Et ce en sus d’une forte pression exercée par les anciens colons français pour récupérer la souveraineté sur l’île et la production de canne à sucre.

Un compromis sera trouvé avec le roi Charles X, lequel mena une politique contre-révolutionnaire pour reconquérir Haïti, si pas politiquement, du moins économiquement. Cela passa par l’indemnisation des anciens propriétaires et l’ouverture des ports à la France en échange de la reconnaissance d’Haïti. L’instauration de cette dette totalement disproportionnée va contraindre le nouveau pays à emprunter aux banques françaises des capitaux destinés à la rembourser, précipitant le pays dans un véritable cercle vicieux au profit de ses créanciers.

Cet évènement est donc loin d’être anecdotique car à travers l’indemnisation des anciens esclaves envers leurs anciens maîtres, ce qui se joua constituait en réalité une mainmise néocoloniale qui préfigura les relations entre les futurs pays indépendants et leurs anciennes métropoles. Ceci marqua également le début d’un pacte de domination entre la classe dominante haïtienne (qui doit d’abord rendre compte aux acteurs internationaux et non à sa population) et le gouvernement français.

GEM – Pouvez-vous également rappeler le rôle du FMI dans cette situation?

FT – À la mort de Papa Doc, son fils Baby Doc arrive au pouvoir en 1971 et va donner une image plus fréquentable de la dictature, notamment à travers une vision plus technocratique du pouvoir visant à attirer des capitaux. Dans les faits, cela va se traduire par une privatisation de l’économie au profit de l’élite économique et politique, le tout dans une corruption généralisée. En parallèle, des politiques de libéralisation de l’économie encouragées par le FMI (au nom du remboursement de la dette haïtienne) vont se retourner contre la population.

On peut évoquer la baisse des tarifs douaniers à 3% qui va entraîner l’importation de riz américain et va venir concurrencer, voire détruire, la production locale, privant Haïti de toute souveraineté alimentaire jusqu’aujourd’hui.

Sous l’effet de ses politiques de libéralisation, le pays va également créer de nombreuses zones franches au sein desquelles vont s’installer des usines de sous-traitance pour les États-Unis, notamment dans le textile où près de 80% est exporté vers le voisin américain.

On retrouve ici un cas d’école de la volonté des institutions financières internationales de fournir un modèle économique clé en main basé sur l’exportation.

GEM – Comment voyez-vous le futur du pays?

FT – Si rien ne change, les choses ne peuvent qu’empirer. La situation actuelle résulte de la volonté de changement exprimée en 2018 contre la corruption des classes dirigeantes. La réponse du pouvoir a été la terreur. Sept ans plus tard, l’impasse est totale et aucune solution n’est envisageable en dehors d’un changement radical. Or, ce changement est non seulement rendu impossible par le pouvoir en place mais aussi par ce qu’on nomme la « Communauté internationale », qui envisage uniquement une sortie de crise via les urnes et des politiques sécuritaires.

S’il faut donc remettre Haïti à l’agenda international, c’est sur base de la volonté des populations et de la société civile haïtienne, et non selon la logique des acteurs internationaux. Et la priorité devrait être de renverser l’orientation de l’économie en renforçant la production alimentaire afin de moins recourir aux importations.

Mais cela implique de casser la camisole de force qui est imposée au pays, d’abord par les États-Unis. Au-delà de la dépendance économique d’Haïti auprès de Washington, cette dernière lui impose des solutions boiteuses (force armée, élections traditionnelles) et soutient de facto son élite économique et politique, laquelle concentre d’ailleurs une partie de sa fortune sur le territoire étasunien.

Et comme l’on s’en doute, ce nouveau mandat de Trump ne risque pas d’améliorer la situation de la population, en atteste la remise en cause du « statut de protection » (TPS) jusqu’alors relativement favorable aux émigrés Haïtiens (dont les fonds envoyés au pays représentent entre un tiers et un quart du PIB Haïtien).

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À lire

Frédéric Thomas, Haïti : notre dette, Syllepse, 2025.

Sophie Perchellet, Haïti. Entre colonisation, dette et domination, CADTM, 2010.

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Sur le blog

« Banque mondiale, géopolitique et mal-développement » (Renaud Duterme)

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