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N’a-t-on pas entendu les tenants de l’agriculture industrielle nous dire que le confinement lié au Covid avait montré un système agricole productiviste qui tenait en cas de crise ? Rien n’est plus trompeur. Le système a paru tenir mais la distribution de masse grande ouverte à tous ceux tenaillés par l’angoisse du lendemain n’empêche pas la France d’afficher 8 millions de personnes en insécurité alimentaire jusqu’à… des étudiants, nos futurs médecins, ingénieurs, enseignants. Une situation qui perdure en 2024. Sans oublier qu’à l’échelle mondiale, la situation s’est aggravée aussi. Alors, efficace l'agriculture industrielle ?
On vit sur un volcan, sachant qu’à certaines époques de l’histoire, des famines non prévues ni imaginées ont pu compter plus d’un million de morts en Europe entre 1845 et 1852 et que le système alimentaire d’aujourd’hui pourrait se détraquer tout aussi bien. Et on continue. On accepte aussi de jeter le tiers des aliments qui sont produits, ce qui représente en 2022 au moins 1,3 milliard de tonnes par an de végétaux, parce qu’on ne sait pas distribuer. Tout en laissant de côté 840 millions de personnes menacées par la faim alors que des firmes agrochimiques dirigent une planète alimentaire qui semble devenir ingouvernable, que des États, dépassés ou cyniques, peinent à contrôler par une bureaucratie délirante. Alors, que fait-on ? Que fait-on, sinon prendre en compte le fait que l’alimentation relève de la géopolitique, autrement dit, de rapports de force inégaux entre des acteurs multiples qui doivent être arbitrés, d’abord par les mangeurs eux-mêmes, mais surtout par les États et par les Nations unies déjà fortement impliquées avec les agences que sont la FAO et le PAM, prix Nobel de la paix.

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Pour arbitrer, il faut connaitre les règles d'un jeu très complexe déjà dénoncé par Olivier Assouly : aussi curieux que cela puisse paraître, l’industrie agroalimentaire organise la faim. On a évoqué le gaspillage, qui est le revers de la médaille du productivisme à tous prix. Mais il y a pire. En 2020, les pays les plus pauvres ont acheté leurs céréales cinq fois plus cher qu’en l’an 2000. Et en 2020, l’inflation a atteint 171% au Liban, 64% au Sri Lanka. Pour Nora Bouazzouni, « le système alimentaire est capitaliste, productiviste, extractiviste, injuste, destructeur, insoutenable. Une bombe à retardement.»[1] Comment se fait-il que l’Europe entière soit touchée par l’inflation alimentaire qui atteint 18,2%[2] avec des niveaux d’augmentation des prix qui atteignent 70,9% pour le pain et davantage pour les œufs et le fromage en Hongrie ? Une situation très injuste puisque les plus pauvres consacrent une grande part de leur budget à l’alimentation, consomment des marques de distributeurs dont les prix ont plus augmenté que les marques nationales (les plus riches subissent 3,8% d’inflation, les plus pauvres 10%). La communication sur l'inflation alimentaire est mensongère lorsque le commerçant M.-E. Leclerc – plusieurs fois condamné pour pratiques abusives vis-à-vis des fournisseurs – vilipende les industriels alors qu’il participe largement à entretenir cette série noire.[3] Pire encore, les enseignes de hard discount (Lidl, Aldi, Netto…) ont une inflation plus forte du fait des marques distributeurs[4]. L’Inspection générale des finances qui met les prix des matières premières en cause n’a pas pris en compte l’étude de l’Insee sur les marges des industriels qui ont augmenté à raison de trois points de plus que l’inflation moyenne en Europe, marges auxquelles s'ajoutent celle des distributeurs qui mettent en avant leur générosité par des prix soi-disant "bas" qui ne cessent d'augmenter .[5]
Sortir l'alimentation des marchés mondiaux
Cette situation tient au fait que les produits alimentaires (cacao, sucre, viande…) sont considérés comme des marchandises, alors que les juristes tel François Collart-Dutilleul militent pour qu’elles soient soumises à une « exception » comme l’exception culturelle.[6] Lorsque se sont libéralisés les marchés, l'ONG Oxfam a estimé la puissance des fonds spéculatifs (fonds de pension ou d’investissement, assurances) des matières premières agricoles à hauteur de 90 milliards de dollars en 2011 (contre 10 milliards en 2004). Sur ces marchés, ils sont une poignée de conglomérats, comme les quatre contrôlant les céréales : ADM, Bunge, Cargill et Louis-Dreyfus[7]. Ces très riches entreprises alimentent une part des subventions de l’aide à l’agriculture et à l’alimentation (540 milliards de dollars). Un peu comme le richissime chancelier Rolin au 16e siècle qui, après avoir accumulé une fortune, s'en déleste pour restaurer son image. Mais aujourd'hui, pour l’ONU, ces subventions des céréaliers et autres multinationales « nuisent à la santé des populations, détruisent la nature et aggravent la crise climatique »[8] . Elles nuisent à l’agriculture paysanne qui représente 500 millions d’exploitations, 2 milliards de paysans, la moitié des calories à l’échelle mondiale.
L'Union européenne fautive
Ce n'est pas tout. Mise à l’index par la Cour des Comptes, la politique agricole commune (PAC) européenne contribue aussi aux inégalités puis qu’elle distribue 80% des aides à 20% des fermes. En France 18% des agriculteurs vivent sous le seuil de pauvreté[9]. Une politique inefficace. Solidarité Paysans a calculé un risque de suicide deux fois plus élevé dans la profession que pour les autres assurés. En 2018, Andrej Babis, milliardaire, chef du gouvernement tchèque a reçu 38 millions d’euros de subventions de la PAC, un « féodalisme » moderne dénoncé jusqu'aux Etats-Unis par le très sérieux New York Times. Plus grave encore. L'ONG Land Matrix a calculé que 33 millions d’hectares de terres agricoles avaient été confisqués en 2022, principalement en Afrique subsaharienne par des entreprises installées dans les paradis fiscaux ou par des États riches qui parlent d’« investissements » dans le coton, le palmier à huile, le caoutchouc. Au final, ce sont des terres soustraites à la fonction alimentaire. Sachant qu’une majorité de ces terres ne sont pas utilisées avant de nombreuses années.
L’eau est encore un autre défi alors que la sécheresse gagne tous les continents. Même en France, des bassins de vie se voient pomper leurs nappes phréatiques, telles ces 44 communes du Puy-de-Dôme privées de 2,7 milliards de litres par an par la firme Volvic du groupe Danone. Une situation identique dans le Var, les Bouches-du-Rhône, les Pyrénées Orientales, les Vosges. Côté maritime, plusieurs pays comme le Sénégal se font piller leur ressource halieutique par des bateaux usines chinois ou européens, les pêcheurs ruinés migrant vers l'Europe via les Canaries. Cet appauvrissement permet à des institutions néo-libérales (FMI, Banque mondiale) de pousser les pêcheurs à abandonner la partie grâce à des subventions évidemment insuffisantes pour assurer l'avenir.
Néocolonialisme et biopiraterie
Ce néocolonialisme prend des formes inédites avec le brevetage des semences de 1600 plantes les plus cultivées. Ces plantes sont lestées de certificats d’obtention végétale, protégées depuis 1961 qui sont autant d'instruments d’un contrôle sur les propriétés de variétés végétales devenues standardisées, utilisant des intrants (pesticides, fongicides, etc.) des mêmes firmes… Bien qu’interdites en Europe, les semences génétiquement modifiées représentent 90% des cultures de soja, maïs, coton aux Etats-Unis. Le pillage des espèces végétales, des molécules, des gènes, des minéraux, des semences qu’on appelle la biopiraterie des savoirs autochtones sur l’usage des ressources génétiques sans consentement de la part des populations concernées[10] devrait être criminalisé. Des variétés de riz comme le jasmin (ou thai, ou variété Hom Mali 105) ont fait l’objet d’une biopiraterie par RiceTec qui a manipulé son patrimoine génétique. Le margousier, le quinoa, les haricots jaunes du Mexique ont subi le même sort, mais heureusement la mobilisation contre le brevet du haricot qui donnait lieu à des attaques en justice des producteurs locaux a permis d’annuler l’objet du larcin.
Ainsi va l’agriculture mondiale dont les ficelles sont tirées par quelques acteurs dont les profits servent à faire la charité. On a vu en septembre le milliardaire Bernard Arnault consentir, dans un grand geste d’évergétisme qui rappelle les nobles romains assurant aux populations "le pain et les jeux", un modeste chèque de 10 millions d’euros aux Restos du cœur. Preuve ultime, s’il en est que le modèle agroalimentaire néolibéral est à changer.
Nora Bouazzouni décortique aussi dans son brûlot, la critique des riches faite aux pauvres sur leurs pratiques alimentaires, leurs manières de manger, en analysant ce qu’elle appelle le « capital coolinaire ». Une critique au vitriol : salutaire, roborative et terriblement efficace pour saisir les injustices engendrées par un système alimentaire en pleine dérive.

On lira aussi avec profit, l’essai de Philippe Godard qui tente de montrer comment l’économie nous abreuve constamment de promesses qui ne se réalisent pas. Les riches sont nécessaires ? La plupart des humains ont de plus en plus de difficultés pour satisfaire leurs besoins vitaux ? L’écart entre riches et pauvres se resserre ? C’est l’inverse qui se produit. Quelle est notre responsabilité vis-à-vis du futur ? Pourquoi les biens communs seraient une issue qui permettrait de mettre au premier plan des décisions politiques et économiques répondant aux inégalités ?
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[1] Nora Bouazzouni, Mangez les riches. La lutte des classes passe par l’assiette, Ed. Nouriturfu, 2023.
[2] Eurostat, 2023.
[3] Et on mettra de côté les pratiques de shrinkflation, visant à réduire les quantités vendues sans baisser le prix à l’unité.
[4] Enquête Que Choisir citée par N. Bouazzouni qui signale que les propriétaires de ces marques sont milliardaires.
[5] P. Escande, « Inflation : le pouvoir des marques d’Unilever, de Nestlé ou de Danone face au choc des prix », Le Monde, avril 2023. B. Madeline, « Les entreprises alimentent l’inflation en augmentant leurs marges », Le Monde, mars 2023.
[6] Penser une démocratie alimentaire, vol. 1, Inida, 2013.
[7] La dernière a vu ses profits augmenter de 44% en 202, soit 59,9 milliards de dollars. Elle a été citée dans les Paradise Papers en 2017 mentionnant des filiales secrètes aux îles Caïman.
[8] M. Haga, « Briser le cercle vicieux de la faim et des conflits », ONU, 2021.
[9] Insee Première, n°1876, 2021.
[10] biopiraterie.org
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