Géographies en mouvement (avatar)

Géographies en mouvement

Manouk BORZAKIAN (Neuchâtel, Suisse), Gilles FUMEY (Sorbonne Univ./CNRS). Renaud DUTERME (Arlon, Belgique), Nashidil ROUIAI (U. Bordeaux), Marie DOUGNAC (U. La Rochelle)

Abonné·e de Mediapart

355 Billets

1 Éditions

Billet de blog 12 mars 2024

Géographies en mouvement (avatar)

Géographies en mouvement

Manouk BORZAKIAN (Neuchâtel, Suisse), Gilles FUMEY (Sorbonne Univ./CNRS). Renaud DUTERME (Arlon, Belgique), Nashidil ROUIAI (U. Bordeaux), Marie DOUGNAC (U. La Rochelle)

Abonné·e de Mediapart

L’amour, invariant universel ?

Auteur avec son complice Rageau du premier « Atlas stratégique » dans les années 1980, Gérard Chaliand qui a passé sa vie à décortiquer le monde des guerres est un touche-à-tout: théâtre, poésie, romans… À l’aube de ses 90 ans, son « Anthologie universelle de l’amour » donne une autre facette sensible du personnage. (Gilles Fumey)

Géographies en mouvement (avatar)

Géographies en mouvement

Manouk BORZAKIAN (Neuchâtel, Suisse), Gilles FUMEY (Sorbonne Univ./CNRS). Renaud DUTERME (Arlon, Belgique), Nashidil ROUIAI (U. Bordeaux), Marie DOUGNAC (U. La Rochelle)

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

« J’ai élaboré cet ouvrage consacré à l’amour à travers l’espace et le temps, parce que les voyages très prolongés que j’ai menés à travers les conflits politiques et militaires m’ont familiarisé avec des sociétés autres qu’occidentales, dont j’ai étudié, par ailleurs, les cultures », prévient-il. Les puissants aux commandes des armées, Chaliand les connait bien. Mais le commun des mortels devant le combat, l’amour, la mort? Un géostratège comme lui peut-il donner à voir les règles sociales des relations amoureuses?

Illustration 2
Gérard Chaliand © Etonnants voyageurs (Saint-Malo)
Pas de science sociale globale de l’amour

Universel, a-géographique, l’amour – ou si l’on veut, la passion amoureuse – n’en est pas moins bordé de constants interdits sociaux et psychologiques qui entravent son épanouissement. On pourrait cartographier les féminicides, faire l’inventaire des disparitions, des dépressions, des désastres conjugaux que cela n’est pas l’amour, mais la mort. Pourrait-on regrouper les pays où tout est permis dans l’amour et et les pays qui prohibent tout ce qui se voit? Chaliand préfère proposer une anthologie. Il traduit pour nous de fabuleux textes sur l’émerveillement des êtres humains qui se rencontrent, se désirent, se découvrent et rêvent de l’amour toujours. «On est transporté, projeté hors de soi-même et jamais aussi heureux d’être soi pour s’offrir à quelqu’un qui, de son côté, se donne à vous sans réserve.» Partout dans le monde? À toutes les époques?

Non, mais lorsqu’il cite le Kirghize Tchinghiz Aïtmatov dont Aragon disait qu’il écrivait «la plus belle histoire d’amour du monde», on tient là un universalisme. Mais beaucoup de textes parlent d’amour entravé, impossible, d’amour fugace et tragique. De regrets et de nostalgie. De rêves et de séductions. La géographie? Elle apparaît dans les lois qui codifient les comportements sociaux.

Illustration 3
Enkidu et Gilgamesh (Ludmila Zeman) © Ekostories.com by Isaac Yuen
Anthologie personnelle

L’éveil de l’amour ouvre l’anthologie, avec la confession de Kim Lefèvre, une jeune fille née de l’union illicite d’un militaire français qu’elle n’a pas connu et d’une mère tonkinoise. La citation est extraite de Métisse blanche, un livre sur les premiers signes du désir. Bouleversant. Dans cette série sur l’éveil, Chaliand reprend Tourgueniev, cite les poètes Maurice Scève et deux Iraniens. Il explore aussi d’autres «continents» de l’amour comme le coup de foudre, «l’amour tel qu’on le rêve entre les moulins d’Espagne» (Cervantès, forcément), l’amour imaginé (Éluard). Ses citations sur le désir (D.H. Lawrence), «la folie destructrice» (Médée, traduit par Chaliand lui-même), l’amour partagé avec des textes du Kurdistan, avec le Cantique des cantiques, voire des vers de Louise Labé, on passe des continents ouverts à ceux qui sont interdits: Gilgamesh et Enkidu, Sappho, Shakespeare, Racine... Les unions «imposées» au Kurdistan, Mali, Cameroun, Éthiopie tracent une limite avec le monde occidental où ces pratiques sont rares. Alors que l’amour jaloux du Ramayana indien fait écho à celui d’Othello, franchissant là toutes les barrières géoculturelles.

Illustration 4
Un classique : Romeo et Juliette © Angelin Preljocaj (à Chaillot, 2016)

«Pervers», «frustré», «fraternel», « paternel», «tragique», l’amour se décline à l’infini chez Tanizaki, Homère, Sophocle, Tchekhov, Tolstoï. Chaliand sort de sa bibliothèque Boitelle de Maupassant pour évoquer le racisme, et pour rappeler le combat des femmes pour la liberté avec Carmen de Mérimée et le Préambule à la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne d’Olympes de Gouges. Sans oublier l’amour «onirique» chez Jorge Amado, Dona Flor et ses deux maris. Vous voulez l’amour «mystique»? Prenez Thérèse d’Avila, Soumnoun poète abbasside.

Mais cette saison qui voit les Manouchian entrer au Panthéon, rien ne dépasse cette dernière lettre de Missak à Mélinée, qui brûle toutes les frontières spatio-temporelles[1].  En cela, Gérard Chaliand est un stratège de l’intime qui nous épate.

Illustration 5
Missak et Mélinée Manouchian

Fresnes, 21 février 1944

 Ma chère Méline, ma petite orpheline bien aimée.

 Dans quelques heures je ne serai plus de ce monde. Nous allons être fusillés cet après-midi à 15 heures. Cela m’arrive comme un accident dans ma vie, je n'y crois pas, mais pourtant je sais que je ne te verrai plus jamais. Que puis-je t'écrire ? Tout est confus en moi et bien clair en même temps.

Je m’étais engagé dans l’armée de libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la victoire et du but. Bonheur à ceux qui vont nous survivre et goûter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement. Au moment de mourir, je proclame que je n’ai aucune haine contre le peuple allemand et contre qui que ce soit, chacun aura ce qu’il méritera comme châtiment et comme récompense. Le peuple allemand et tous les autres peuples vivront en paix et en fraternité après la guerre qui ne durera plus longtemps. Bonheur à tous...

J’ai un regret profond de ne t’avoir pas rendue heureuse, j’aurais bien voulu avoir un enfant de toi, comme tu le voulais toujours. Je te prie donc de te marier après la guerre, sans faute, et d'avoir un enfant pour mon bonheur, et pour accomplir ma dernière volonté, marie-toi avec quelqu'un qui puisse te rendre heureuse. Tous mes biens et toutes mes affaires je les lègue à toi et à ta sœur et à mes neveux. Après la guerre tu pourras faire valoir ton droit de pension de guerre en tant que ma femme, car je meurs en soldat régulier de l’Armée française de la Libération.

Avec l’aide des amis qui voudront bien m’honorer, tu feras éditer mes poèmes et mes écrits qui valent d’être lus. Tu apporteras mes souvenirs si possibles à mes parents en Arménie. Je mourrai avec mes 23 camarades tout à l’heure avec le courage et la sérénité d’un homme qui a la conscience bien tranquille, car je n'ai fait de mal à personne et si je l'ai fait, je l’ai fait sans haine. Aujourd’hui, il y a du soleil. C’est en regardant le soleil et la belle nature que j'ai tant aimée que je dirai adieu à la vie et à vous tous, ma bien chère femme et mes bien chers amis. Je pardonne à tous ceux qui m’ont fait du mal ou qui ont voulu me faire du mal sauf à celui qui nous a trahis pour racheter sa peau et ceux qui nous ont vendus. Je t’embrasse bien fort ainsi que ta sœur et tous les amis qui me connaissent de loin ou de près, je vous serre tous sur mon cœur. Adieu.

Ton ami, ton camarade, ton mari. 

Manouchian Missak

 --------

[1] Au même titre que ces témoignages indépassables d’une jeune fille hollandaise, Etty Hillesum (Une vie bouleversée) ou, plus près de nous, d’Antoine Leiris (Vous n’aurez pas ma haine).

-------

Sur le blog

«Saint Valentin, l'amour, la science» (Gilles Fumey)

«"Comment fait-on l'amour ailleurs?"» (Gilles Fumey)

-------

Pour nous suivre sur Facebook: https://facebook.com/geographiesenmouvement

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.