Un pape pour clore un colloque en Corse ? Difficile à avaler. Qu’est-ce donc que cette «religion populaire» qu’il vient promouvoir ? En attendant, la Corse, qui se sent mal aimée de l’Etat français, se met en quatre pour accueillir celui qui a boycotté Paris la semaine dernière. (Gilles Fumey)
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Des milliers de calicots, sur les places, les supermarchés...
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Dans quelle ville de France, peut-on croiser un évêque qui harangue les passants sur un marché de Noël? Adepte du serrage de mains et de figatelli? À l'aise dans les médias? Cette année, très occupé par le voyage du pape qu’il a invité à Ajaccio, François-Xavier Bustillo a placé un peu plus haut la barre. Le voici en train de lever l’énigme de cette curiosité corse d'un catholicisme majoritaire et identitaire. Ou peut-être une «une religiosité qui pourrait s’articuler avec la laïcité» si on en croit le bon pasteur.
Qui sont les Corses? Les géographes ne se sont pas cachés derrière les cartes pour décortiquer le lien entre cette montagne dans la mer et la société qui y vit(1). lls ont décrit une culture faite de croyances et de spiritualité, «des mazzeri (sorciers), ochju (l'oeil) et autres ogres ou fables d'autrefois qui, pour Ange Pozzo di Borgo, peuplent les esprits, nomment des lieux et donnent une interprétation du monde et de ses phénomènes»(2). Lisez l'Infernu, anti-héros du roman Orphelins de Dieu de Marc Biancarelli, qui a incarné la noirceur viscérale de la Corse. Tournez la page de cette histoire violente. Mettez au grenier les bergers, les bandits d’honneur et les femmes habillées de noir comme la Colomba de Mérimée.
On ne s’étonnera pas que François-Xavier Bustillo, le franciscain évêque d’Ajaccio, ose singer De Gaulle au Québec: Vive la Corse libre! «La Corse doit retrouver son autonomie et sa liberté.»(3) Il n’en faut pas plus pour mettre le feu au maquis de la fierté locale, désormais que le pape s’est payé la tête de Macron. En parfait Jésuite, François viendrait de Rome entendre des universitaires corses, des évêques italiens de Sardaigne et de Sicile décortiquer ce sujet des traditions populaires.
La Corse est sans doute un bon terrain d’études. 90% des Corses se déclarent catholiques(4). Une armée de saints veille sur eux: Antoine de Padoue, Rita, Théophile, Roch, Lucie et Marie (Madonuccia), citée jusque dans l’hymne insulaire Dio vi salvi Regina. Le 17 janvier prochain, les boulangers d’Ajaccio, pour la saint Antoine du Mont, distribueront des milliers de pains, et ils ont déjà défilé en novembre pour la sainte Cécile. La semaine avant Pâques, à Sartène, le catenacciu, un pénitent vêtu de rouge (cagoulé) et entravé de chaînes porte une croix de plus de trente kilos dans les rues. Et les paroisses sont aidées par plus de 80 confréries qui secourent les plus démunis. Des confréries qui se féminisent, se rajeunissent (trois mille jeunes en font partie), dynamisent les 434 paroisses (pour 360 communes) et fabriquent un tissu social communautaire très solide.
Pour le politiste et sociologue Yann Raison du Cleuziou, la religion populaire qui associe les coutumes locales aux pratiques chrétiennes a été dénigrée depuis le concile de Trente au 16e siècle. Une attitude jugée élitiste par les traditionnalistes, mais aussi par le pape actuel. Une preuve? 57% des catholiques en France allument des cierges dans les églises, alors que 6% des Français se déclarent pratiquants. Sans doute, nombreux sont-ils à avoir des racines en Europe du Sud, dans les Antilles et en Afrique où on pratique une religion décomplexée. Le pape veut-il dépasser, rassurer les conservateurs? Venu d’Amérique latine où les populations ont pu connaître l’oppression politique et la pauvreté, François veut reconnaître cette religion populaire qui, pour le sociologue, «est une échappatoire où le désir d’émancipation [en Amérique du sud] est gardé en réserve pour les révoltes futures»(5). Expliquant au passage, que «les Corses se pensent comme un peuple et ont, de fait, un rapport très identitaire au catholicisme [...] malgré un fort déclin de la pratique». Bustillo appuyait: «Dans une réalité civilisée, il est tout à fait possible et souhaitable que les identités existent. L’identité est une bénédiction. Nous ne sommes pas des clones.»
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On croit connaître ce pape qui n’a pas fui devant la tâche qui l’attendait, comme le cardinal Melville dans le délicieux Habemus Papam de Nani Moretti (2011). Mais voici qu’un vaticaniste, Giovanni Maria Vian, lui taille une chasuble en publiant Le dernier pape (6), un titre énigmatique tant le Vatican est un filon pour les industries de la culture. Ah, la Curie et son culte du secret, traité dans le merveilleux film d’Edward Berger actuellement en salle: Conclave!
Vian reprend justement une prophétie plus ou moins secrète. Celle rédigée en 1590 sur laquelle on avait interrogé Benoit XVI trois ans après sa démission. Sur le document, une série de devises latines, toujours publié depuis le 16e siècle, il est fait allusion à «la ville aux sept collines ruinée et [un] juge redoutable jugeant son peuple». Vian reprend ce thème du déclin de l’Église occidentale, notamment «l’omniprésence du mal, l’importance centrale de la sexualité, la signification du célibat, [...] l’épuisement des commandes religieuses artistiques». Décapant!
Pour le vaticaniste qui ne partage pas l’optimisme de ceux qui voient un réveil catholique aujourd’hui, il faut comparer l’absolutisme du pouvoir de François au génie théologique de son prédécesseur et sa lucidité sur la déchristianisation. Est-ce que la volonté réformatrice de François, son «inclinaison à faire de la politique, sa gestion personnelle et solitaire du gouvernement avec des modalités autocratiques sans précédent», la mondialisation du collège des cardinaux suffiront dans la crise que traverse l’institution, se demande Vian.
Théocratie
L’historien du Vatican n’est pas tendre pour François «très conservateur, autoritaire», dont il «juge les intentions excellentes, non suivies d’effets». Pour lui, la papauté non italienne «n’est pas formidable», face à ce qu’elle a reçu de la France au 14e siècle où les sept Français qui furent élus pape ont «renforcé la papauté». Laudato Si qui est, en fait, une «encyclique sociale et pas écologiste» a rendu François «prisonnier d’un cliché de pape gauchiste alors que c’est un tradi, un jésuite qui aime parler du diable en grand guignol: ‘brûler le diable’». Vian insiste: «la primauté romaine est jugée par les juristes comme théocratique».
Le livre de Vian fait surtout la lumière sur la lutte violente entre la Curie et le pape. La corruption, les dérives schismatiques, les scandales sexuels rendent scabreux «le magistère planétaire [de François] dans un monde où règne le désordre».
« Le pape arrive, préparons la paix »
«Chers jeunes, pour la paix, il faut arrêter cette violence.» C’est par ces mots, prononcés en partie en langue corse, que le cardinal Bustillo s’est adressé début décembre aux lycéens mobilisés contre l’interdiction de l’usage du corse à l’assemblée régionale par la cour administrative d’appel de Marseille. Tout au long de la journée, des affrontements entre les lycéens et les forces de l’ordre ont eu lieu devant la préfecture à Ajaccio. «Il y a de la tension, de la violence. Je crois qu’il est important d’arrêter et nous devons résoudre le problème par le dialogue», supplie le franciscain.
Ces heurts se sont déroulés treize jours avant l’arrivée du pape dans la cité impériale. Bustillo, qui connait ses ouailles, les supplie: «Le pape nous visite, préparons la paix, vivons la paix. Pour une corse unie, pour la paix, s’il vous plaît.» La semaine dernière, douze lycées et collèges ont été bloqués par leurs élèves. Un blocage qui survient au lendemain d’une manifestation, organisée par les syndicats étudiants, et qui a rassemblé entre 300 et 400 personnes à Corte.
Une étrange publicité dans la sphère Bolloré
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François dans les filets de l’extrême-droite et des nationalistes?
En 2015, le pape déclarait, sur le mode de la boutade, à de jeunes lycéens français à Rome: «on dit que la France est la fille aînée de l’Église, mais c’est une fille bien infidèle». Depuis, la fille infidèle s’est peut-être repentie et se croirait obligée de se racheter une bonne conscience. On se le demande car il y a peut-être un piège tendu au pontife romain.(7) Bustillo est un grand ami de Vincent Bolloré, qui lui a consacré sa couverture de Paris Match. François va-t-il se rendre compte que la religion populaire en Corse n’a rien à voir avec celle qu’il connaît en Amérique latine où les théologiens de la libération la situent à gauche? Jean-Louis Schlegel, sociologue des religions, situe la piété populaire en France chez des catholiques aisés et conservateurs, chouchoutés par deux milliardaires, Bolloré et Stérin. «Des liens directs, affichés et militants, avec l’extrême droite politique, celle d’Éric Zemmour surtout, mais aussi avec le RN de Marine Le Pen.»(8) À Marseille, le pape avait pris la défense des migrants. Et à Ajaccio? Va-t-il faire le jeu des nationalistes corses qui veulent la Corse «libre» et «autonome»? Il écoutera sans doute avec attention la jeune docteure Serena Talamoni, de l’université de Corse, disserter au colloque sur cette question très glissante du «sacré dans l’espace politique corse».
Nazione, le mouvement indépendantiste, interpelle directement le pape dans une lettre très documentée. Lui demandant d’exercer son autorité morale face à une situation qualifiée de «sujétion injuste»: «Très Saint Père, ce triste tableau […] nous amène à vous solliciter, non pour une intervention politique, mais pour entendre la parole du pasteur sur le désordre qu’induirait la perpétuation de notre situation, tant en termes de droits universels que d’équilibre social et culturel.» Plus loin, Nazione dénonce «une longue histoire d’occupation et d’injustice», évoquant «250 ans de domination», depuis l’annexion de l’île par la France en 1769, qu’ils qualifient de «coloniale».
Telles sont les équations de ce voyage éminemment politique qui saisit beaucoup de Corses d’une papamania aiguë.
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(1) S. Montagné-Villette, « La Corse », in La France des 26 régions, J.-C. Boyer (et alii), A. Colin.