
Il aura fallu donc, trente mois, entre la récompense suprême du Léopard d’Or au Festival de Locarno en 2019 et la possibilité de voir enfin ce chef d’œuvre en France sur les écrans. Vitalina Varela est un très grand film comme on en voit peu en une décennie.
Un film dont la cruelle géographie coloniale portugaise dessine une histoire qui broie la vie d’une femme, Vitalina. Cette femme des îles du Cap-Vert interprète dans le film sa propre histoire. Dans cette ancienne colonie portugaise, au large de l’Afrique, la paysanne qu’est Vitalina laisse partir son premier amour, Joaquim Brito, pour un job de maçon à Lisbonne. Il vivra dans le quasi-bidonville de Cova da Moura, quartier d’Amadora, dans la capitale portugaise. En vingt-cinq ans, il ne donne que peu de signes de vie à sa femme Vitalina, hormis deux allers-retours et deux lettres. Une des deux lettres contient un billet d’avion qu’elle reçoit trop tard.
Lors du premier retour, ils avaient entamé la construction d’une maison dans leur village natal. Mais lorsque Joaquim revient la deuxième fois, il doit repartir sans donner d’explication sereine à Vitalina qui ne le reverra plus, alors qu’elle est enceinte d’un garçon, Bruno.
Alors qu’elle rejoint à l’âge de 55 ans Lisbonne avec le fameux billet d’avion, elle arrive trop tard, Joaquim vient de mourir, accusé d’avoir poignardé un copain de travail. Seule dans un pays dont elle ignore tout, Vitalina choisit de rester dans la maison occupée par Joaquim au milieu d’un quartier construit illégalement par les milliers de Cap-Verdiens de la diaspora.
Pedro Costa fouille l’espace de ces faubourgs de Lisbonne, y cherche des traces des années de la vie du défunt, ses secrets, ses ombres qui parlent lorsque les objets évoqueront des conquêtes féminines. L’actrice principale, Vitalina, paysanne de métier devient une héroïne tragique durant les deux heures du film sur ce deuil raté. Elle ne cache pas le ressentiment des femmes pour ces époux méprisables qu’il leur arrive d’aimer encore par-delà la mort.
La mise en scène de la maison, espace domestique structurant de cette existence volée, est ici un étonnant tableau abstrait, noir (de Soulages) et blanc. Les pénombres s’y mêlent, tissant une toile irradiant jusqu’à cette finale qui nous prend aux tripes. Le réalisateur Pedro Costa sait qu’en filmant Vitalina racontant sa propre histoire, « elle vivait un moment très dur. J’ai compris, dit-il, que c’était un moyen pour elle de dire adieu à son mari et pour moi de l’accompagner. Le film est son passage du noir à la lumière »[1]. En effet, il fallait la voir pleurer à Locarno lorsque le jury lui remit aussi le prix de la meilleure interprétation féminine.

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Un article paru au moment du Festival de Locarno (2019)
[1] Pedro Costa, « Le cinéma fait tellement peur », Libération, 12 janvier 2022. Entretien avec Sandra Onana.