En l’an 2000, en réponse à une proposition d’un jeune Étatsunien d’internationaliser l’Amazonie (pour protéger la forêt), le ministre brésilien Cristóvão Buarque répondait: «Oui, mais internationalisons d’abord les enfants, en les traitant, où qu’ils naissent, comme un patrimoine qui mérite l’attention du monde entier. Davantage encore que l’Amazonie. Quand les dirigeants du monde traiteront les enfants pauvres du monde comme un Patrimoine de l’Humanité, ils ne les laisseront pas travailler alors qu’ils devraient aller à l’école; ils ne les laisseront pas mourir alors qu’ils devraient vivre.»
Des millions d’enfants vivent aujourd’hui dans des conditions d’indignité qui font honte à notre humanité. Marie Morelle[1] et d’autres chercheuses géographes ont exploré les lieux où sont ces enfants. Voici, pour ne pas les oublier, et pour prendre au sérieux cette idée du ministre brésilien, trois cas d’enfants victimes d’un monde où ils n’ont pas leur place. À Lyon, ville riche, où des bébés de trois semaines dorment, en 2024, dans la rue; au Cambodge, où des enfants peuvent être tout simplement abandonnés; et au Pakistan, mis tout simplement en esclavage dès l’âge de 6 ans. Un tour du monde qui donne une forte densité à l’idée de Cristóvão Buarque.

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À Lyon, donc, dans la capitale d’une région riche de France, la Métropole s’est déchargée récemment des nuitées pour les sans-abris, dont des femmes isolées avec enfants de moins de trois ans. On compté 150 manifestants le 31 juillet devant la Métropole de Lyon, travailleurs sociaux et équipes mobiles de santé compris. «Comment peut-on envisager qu’un enfant de trois ans puisse dormir dans la rue ? Devoir justifier l’hébergement est terrible. La rue, c’est la dégradation de l’état de santé. Nous ne sommes pas des fossoyeurs. L’hébergement digne pour toutes et tous, c’est une question de santé publique et de cohérence politique» plaide l’ONG Médecin du Monde. Au Samu social, les équipes rencontraient un enfant de 5 jours dormant dans une voiture, alors que le thermomètre s’affole à plus de 30 degrés. L’association Jamais sans toit comptait 143 enfants dormant dans la rue au 1er juillet. Elle refuse que la Métropole se défausse sur l’État.
Au Cambodge, sur la frontière avec la Thaïlande, à Poipet, cette fin juin 2024, a lieu un triste ballet. La ville-champignon est le siège de migrations au gré de l’histoire conflictuelle de la région depuis la fin du communisme. Avec ses 100 000 habitants, la ville pourrait paraître prospère, perfusée par l’industrie du jeu et les riches Chinois venus profiter de l’embellie immobilière. Mais des milliers de familles sans ressources, à qui on a volé leur rizière lorsqu’ils ont été contraints de se réfugier en Thaïlande pendant les guerres civiles, tentent de survivre. Par les ONG qui maraudent telle Damnok («goutte d’eau» en khmer), les enfants sont repérés, expliquant qu’ils sont envoyés par leurs parents collecter des canettes de bière vides, parfois jusqu’à la nuit. Les autres enfants accompagnent leurs parents qui vendent à la sauvette des fruits et des friandises.
La Banque mondiale a compté que le cinquième des Cambodgiens vit au-dessous du seuil de pauvreté et que le tiers des enfants souffrait d’un retard de croissance. Les travailleurs sociaux repèrent les enfants abandonnés pour les confier à des familles qui pourraient les aider. Mais des gamins ont été retrouvés alentour d’une pagode, dormant à même la terre battue dehors, nourris par les moines. Les pires cas sont ceux d’enfants violés en Thaïlande par des touristes ou par des voisins profitant de l’absence de parents alcooliques. Danièle Cheysson, l’épouse du ministre des Affaires étrangères de François Mitterrand, avait été il y a 40 ans l’une des premières à agir pour aider les enfants à trouver un toit et une école.

Au Pakistan, les enfants racontent qu’ils rêvent tous d’aller à l’école. Mais tous ne le peuvent pas. Pour quelques roupies par jour, de l’aube au coucher du soleil, pendant seize heures par jour, certains travaillent à l’usine dès l’âge de cinq ans, à mélanger avec leurs petits bras de l’argile pour le couler dans des moules à brique, les faires sécher, les empiler, les déplacer sur des chariots. Cette vie d’esclave est celle de milliers de familles devant rembourser des dettes au propriétaire de l’usine. Mais la dette est un tonneau des Danaïdes, elle ne peut jamais être remboursée, les intérêts s’accroissant d’année en année.
Les enfants du Penjab sont une force de main d’œuvre sur laquelle on a tiré un trait sur l’éducation. L’existence de ces enfants est connue en Europe depuis les années 1990 lorsqu’un syndicat, le Front de libération contre le travail forcé (BLLF) a révélé cet esclavage dans les ateliers de tapis. Iqbal Masih vendu comme esclave par son père, apprenant à lire et écrire grâce à un de ses camarades, à l’âge de 9 ans a pris la parole à l’improviste lors d’une réunion publique en Suède, refusant de retourner chez son patron, obtenant une «lettre de remise en liberté» utilisée par un des avocats du BLLF contre le propriétaire de l'entreprise. Repris par la presse internationale, son discours l’a fait inviter à l’étranger mais il est assassiné à l’âge de 12 ans[2] alors qu’il rêvait de consacrer l’argent du prix Reebok, qu’il avait reçu quelques mois auparavant à Boston, à ses études. En 2024, encore un million d’enfants travaillent dans les 20 000 briqueteries du pays.

Le combat d’Iqbal continue. Tahar Ben Jelloun évoque sa vie dans L'École perdue (Folio Junior). Le groupe de rap français Assassin perpétue sa mémoire. Pierre Bachelet dans Une autre lumière (2001) évoque Iqbal sur des paroles d’Alain Damecour. En 1998, la ville de Saint-Denis nomme un collège Iqbal Masih en hommage à son combat. En attendant que les enfants pauvres soient traités comme un patrimoine de l’humanité.
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[1] Morelle M. (2007), La rue des enfants. Les enfants des rues, CNRS Editions. Tessier S. (dir.) (2005), L'enfant des rues, Contribution à une socio-anthropologie de l'enfant en grande difficulté dans l'espace urbain, Paris, L’Harmattan. Vivet J. et Lehman-Frisch S., (2011), Géographies des enfants et des jeunes, Carnets de géographes.
[2] Ehsan Ullah Khan, le président de la branche pakistanaise du Front de libération du travail en esclavage (Bonded Labor Liberation Front, BLLF), a accusé les industriels du tapis et la «mafia du tapis» qui emploient un demi-million de petites mains dans leurs usines selon le BLLF d'être responsables de ce meurtre.
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Sur le cas lyonnais, une mise au point du 30 août 2024
Sur le blog
«Internationalisons les enfants!» (Gilles Fumey)
«Bangladesh dix ans après: les ravages de la mondialisation textile» (Gilles Fumey)
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