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Billet de blog 13 octobre 2025

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Israël-Palestine : la solution à deux États, impasse géographique

À la suite de la reconnaissance de la Palestine par plusieurs chancelleries occidentales, la solution à deux États revient sur le devant de la scène chez de nombreux analystes. Pourtant, sur le terrain, cela n’a rien d’évident et est contredit par une géographie complexe rendant de facto impossible toute création d’un État palestinien digne de ce nom. (Renaud Duterme)

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C’est une perspective que défend (dans les discours) une majorité de représentants des sphères politiques et médiatiques pour «résoudre» la question israélo-palestinienne: la solution à deux États. Restons dans le débat théorique et passons la volte-face de nombreux partisans de cette solution au motif que le moment serait mal choisi (l’a-t-il véritablement été à leurs yeux?):   cette perspective est-elle possible sur le terrain?

Une logique coloniale

S’il y a bien une situation conflictuelle qui s’explique par les cartes, c’est celle-ci. Et pour cause, elle s’inscrit avant tout au sein de logiques territoriales, et ce bien que des facteurs religieux et géopolitiques s’y soient greffés dès le début. Il n’est pas question ici de réécrire une histoire maintes fois relatée mais de rappeler les origines coloniales du conflit, à savoir la promesse faite par une grande puissance (coloniale elle-aussi) d’accorder à un peuple sa terre d’origine, depuis habitée par d’autres populations. Comme le résume le romancier Arthur Koestler, «en Palestine, une nation a solennellement promis à une seconde le territoire d’une troisième».

Illustration 1
Cisjordanie, 2014 (c) Renaud Duterme

Tous les évènements depuis le plan de partage de 1947 découlent de cette dynamique et se reproduisent sous forme de cycles: accaparement de terres palestiniennes (d’abord organisé par l’ONU puis en toute illégalité au regard du droit international) et expulsion de leurs habitants (d’aucuns évoquent une logique de nettoyage ethnique)[1], ce qui engendre une résistance protéiforme et plus ou moins violente (lutte armée, négociations politiques, manifestations pacifiques, désobéissance civile, émeutes, attentats suicides, attaques au couteau, massacres), servant de prétexte à une recrudescence de la répression et de l’occupation des terres.

Or, le poids de l’histoire est lourd et constitue en soi un obstacle majeur à la création d’un État palestinien digne de ce nom. Dès 1947, le plan de partage favorise Israël (55% du territoire revenait au nouvel État, ainsi qu’un accès privilégié aux ressources hydriques de la région[2]). Mais les décennies suivantes ont vu le territoire israélien s’étendre au détriment de la Palestine et de sa continuité géographique puisque cette dernière, à l’issue de la guerre des six jours en 1967, fut réduite à la Cisjordanie, à l’est de Jérusalem et à la bande de Gaza.

Depuis, le grignotage de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est se poursuit, notamment via une politique d’implantation illégale du point de vue du droit international et qui concernerait actuellement plus de 750.000 colons.

Quant à la bande de Gaza, s’il est vrai que plus aucun Israélien ne réside dans l’enclave palestinienne depuis 2005, c’est oublier que le territoire, parmi les plus denses du monde, subit depuis près de deux décennies un blocus aux conséquences terribles et voit la majorité de sa population de facto prisonnière de cet espace clos dépourvu de tout. Déjà en 2010, le géographe Stephen Graham évoquait la volonté israélienne de «transformer une sorte de prison géante à ciel ouvert en une énorme bande urbaine assiégée sans perspective apparente de levée de siège». Toujours selon lui, Israël mènerait une «guerre diffuse combinant la clôture physique, hermétique, la limitation de la circulation, une surveillance aérienne constante, des raids aériens incessants, la destruction des infrastructures modernes et des incursions d’escouades de tanks soutenues par des tirs d’artillerie»[3].

La géographie de cet espace rend d’ailleurs la riposte israélienne à la suite du massacre du 7 octobre inévitablement disproportionnée (plus de deux millions de personnes s’entassant sur 310 kilomètres carré).

Ségrégation et morcellement

Les années 1990 ayant vu l’échec du rapprochement politique entre les autorités israéliennes et palestiniennes (principalement à la suite de l’assassinat du premier ministre Yitzhak Rabin par un extrémiste juif), une série d’attentats-suicides de la part de jeunes palestiniens au cœur même d’Israël fournit le prétexte au gouvernement pour l’édification d’un mur le long de la Ligne Verte, frontière entre la Cisjordanie et Israël.

Illustration 2
Cisjordanie, 2014 (c) Renaud Duterme

Cette «barrière de sécurité», tantôt constituée de blocs de béton, tantôt de clôtures ultra sécurisées (patrouilles, détecteurs en tous genres, caméras de vision nocturne, bancs de sable afin de repérer toute trace de pas, etc.) déborde à de nombreux endroits sur les territoires palestiniens. Elle constitue non seulement une façon de figer dans l’espace et le temps l’accaparement de certaines zones. Mais aussi un moyen de contrôler et de rendre le quotidien des Palestiniens de plus en plus compliqué (en particulier pour les milliers de travailleurs occupant un emploi en Israël et devant subir de longues attentes avant leur journée de travail). Sur place, on constate, par la mise en place de ces dispositifs, une volonté de rendre la vie impossible aux habitants et par là de forcer leur déplacement «volontaire». Le terme de «transfert silencieux» revenant régulièrement.

Dans son histoire politique du barbelé, le philosophe Olivier Razac parle d’une «colonisation par cloisonnement de l’espace», «cloisonnement qui devient une fragmentation du territoire se transformant en confettis si l’on ajoute la fortification des multiples colonies de toutes tailles qui grignotent la Cisjordanie»[4]. La région de Qalqilya est emblématique de cet émiettement territorial puisque ses habitants se trouvent dans la quasi-impossibilité de quitter leur territoire sans passer par Israël. Cette politique de morcellement va se poursuivre en grandes pompes, en atteste la récente approbation par le premier ministre Benyamin Netanyahou de la colonisation de nouveaux territoires à proximité de Jérusalem-Est, ce qui couperait de facto la Cisjordanie en deux.

Au-delà du mur, l’occupation et la colonisation de la Cisjordanie s’effectuent via un urbanisme en trois dimensions, séparant drastiquement les populations palestiniennes et israéliennes au moyen de check points, d'obstacles en tous genres ou de routes surplombant des zones palestiniennes et soumises à un contrôle strict de la part des autorités israéliennes. De nouveau, il y a plus d’une décennie, Stephen Graham évoquait déjà la construction d’un «monde parallèle, aux proportions généreuses, de colonies exclusivement juives, reliées entre elles par leurs propres réseaux d’infrastructures privées et leurs “zones tampons” où l’on tire à vue sur les importuns»[5]

Via cette architecture ségrégationniste juxtaposant des réalités qui ne se croisent jamais, il est possible de faire le tour de la Cisjordanie (dont plus de 60% est de facto sous contrôle israélien)[6] sans jamais être confronté au vécu des populations palestiniennes, ce qui engendre inévitablement une méconnaissance de la part de la population israélienne des effets provoqués par les politiques de leur gouvernement. Il lui est d’ailleurs fortement déconseillé de se rendre en territoire occupé, avertissement matérialisé par d’immenses panneaux rouges soulignant le danger que constituerait le franchissement de la frontière.

Tel Aviv est emblématique de cette tendance, la ville constituant une bulle occidentalisée totalement déconnectée de son environnement proche et majoritairement peuplée par une population urbaine voulant oublier la réalité de l’occupation.

L’organisation d’une rave party à seulement quelques kilomètres de la bande de Gaza, où s'entassent plus de deux millions de personnes vivant dans une précarité sans nom et dépourvus du droit élémentaire d’en sortir, est emblématique de l’insouciance, voire de l’aveuglement, d’une partie de la population israélienne.

On trouve ici le principe de la gated community, ces quartiers privés entourés de murs et constituant des îlots de sécurité et de prospérité, parfois au milieu d’un océan de misère (qui constituent le modèle de nombreuses implantations juives en Cisjordanie). Malheureusement, en les invisibilisant, ce type d’urbanisme renforce les inégalités et les injustices entre les deux parties du mur, terreau fertile pour la montée des idéologies extrémistes de part et d’autre, montée dont aucun mur, aussi haut soit-il, ne pourra se prémunir des effets les plus dramatique.

Un parallèle doit être fait avec le projet trumpiste de Riviera pour la bande de Gaza, sorte d’enclave ultralibérale révélatrice de ce que Quinn Slobodian nomme le capitalisme de l’apocalypse, à savoir une gestion territoriale organisée selon les principes du marché, calquée sur l’entreprenariat privé et ne s’encombrant pas de règles démocratiques. Or, pour faire émerger de tels «paradis libertariens», Slobodian pointe une tendance récurrente chez les partisans de tels espaces: «plutôt que de créer de nouvelles nations, pourquoi de ne pas découper celles qui existent»[7]? «Réformer les lois nationales prend trop de temps. Mieux vaut trouver un endroit où l’on peut partir de zéro et écrire un nouveau code.»[8] Gaza pourrait ainsi constituer un laboratoire pour une «perforation» des États-Nations, laquelle verra émerger des bulles anarcho-capitalistes au sein desquels le libre-marché aurait tout pouvoir et l’État se réduirait à un complexe sécuritaire high tech

Une géographie sous tension

Les obstacles à la solution à deux États sont également nombreux du point de vue de la viabilité économique d’un futur État palestinien, lequel est encore largement asphyxié par le voisin israélien. Contrôle des frontières et donc des approvisionnements, blocus, contrôles incessants empêchant toute fluidité dans le mouvement des marchandises et des personnes, accaparement des ressources en eau (non seulement le Jourdain mais également l’aquifère à cheval sur les deux États mais dont l’eau est majoritairement pompée par Israël), manque d’accès à la mer, autant d’éléments empêchant toute autonomie pour les territoires palestiniens. Sans compter la destruction de la quasi-totalité des infrastructures (voies de communication, industries, usines de dessalement, hôpitaux, écoles et universités) et des moyens de subsistances dans la Bande de Gaza.

Géopolitiquement enfin, on est en droit de se demander quelles seraient les frontières d’un futur État palestinien du moment où ces dernières sont de facto déterminées par Israël (qui, rappelons-le, n’a toujours pas défini ses frontières au sein de sa constitution). Sans oublier les questionnements autour de sa future capitale, Jérusalem-Est subissant la même politique d’annexion territoriale que le reste de la Cisjordanie. Quant à Ramallah, actuel siège de l’Autorité Palestinienne, la multiplication des points de contrôles israéliens rend de plus en plus difficiles ses connexions avec le reste du pays. 

Quel(s) État(s) pour ces deux peuples ?

Cette situation d’émiettement de la Palestine rend donc impossible une solution à deux États, à tout le moins si Israël refuse de démanteler la plupart des colonies en Cisjordanie et d’accorder une libre circulation aux habitants de Gaza. Deux éléments qui ne risquent pas de survenir au regard de la droitisation de la politique israélienne, elle-même fortement influencée par les colons les plus radicaux.

En outre, envisager deux États côte à côte pose l’épineuse question du droit au retour des réfugiés palestiniens expulsés de leurs terres depuis la création d’Israël (ce nettoyage ethnique aurait concerné près de 700.000 personnes: c’est la «Nakba»). Droit au retour difficilement envisageable pour une population israélienne qui est aujourd’hui la quatrième génération à vivre sur ces terres. Notons que ce droit au retour a cependant été adopté par le parlement israélien dès 1950 pour les personnes juives désireuses d’immigrer en Israël.

Reste donc la solution d’un état binational, qui remettrait en cause le caractère juif d’Israël, ce que cette même droite et les mêmes radicaux se refusent d’imaginer. Pourtant, la société israélienne est loin d’être aussi homogène qu’on ne le laisse penser. Non seulement une partie significative de la population est d’origine palestinienne. Mais, même au sein de la population juive, il existe une grande hétérogénéité, principalement en fonction des origines de la population. Cette hétérogénéité se mêle d’ailleurs à des considérations socio-économiques, les juifs originaires d’Afrique de l’Est étant situés au bas de l’échelle sociale et se trouvant dans une situation similaire aux minorités extra coloniales dans les pays européens.

Il existe enfin de fortes disparités sociales et spatiales, principalement causées par une politique néolibérale de plus en plus décomplexée, qui ont donné lieu à de puissants mouvements sociaux ces dernières années. Dans ce contexte, il est clair que le retour sur le devant de la scène de la question palestinienne constitue une aubaine pour un gouvernement en mal de légitimité (notamment à la suite de plusieurs affaires de corruption) et accusé de dérive autoritaire. Pour ce dernier, quoi de plus facile de fédérer le peuple autour d’un ennemi commun et d’enjeux sécuritaires?

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[1] C’est notamment le cas de l’historien israélien Ilan Pappé. Voir son ouvrage Le nettoyage ethnique de la Palestine, réédité en 2024 aux éditions La Fabrique.

[2] La question de l’eau a toujours été centrale pour les autorités israéliennes. Le premier chef d’État du pays, Chaim Weizmann, allant jusqu’à déclarer que les frontières d’Israël devaient être déterminées par des considérations hydrauliques.

[3] Stephen Graham, Villes sous contrôle. La militarisation de l’espace urbain, Paris, La Découverte, 2012, p. 233.

[4] Olivier Razac, Histoire politique du barbelé, Paris, Flammarion, 2009, p168.

[5] Stephen Graham, op.cit., p. 230.

[6] https://unctad.org/system/files/official-document/gdsapp2024d1_fr.pdf

[7] Quinn Slobodian, Le capitalisme de l’apocalypse. Ou le rêve d’un monde sans démocratie, Paris, Seuil, 2025, p.57.

[8] Ibid. p.231.

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Sur le blog

«À Gaza, futuricide en cours - Entretien avec Stéphanie Latte Abdallah» (Renaud Duterme)

«Bethléem, ville mondiale?» (Gilles Fumey)

«Gaza, la faim pour conquérir un territoire» (Gilles Fumey)

«Offensive contre les États-Nations» (Gilles Fumey)

«Gated communities, le paradis entre quatre murs» (Renaud Duterme)

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