
Géographies en mouvement : Quand on évoque De Sica, on pense immédiatement au Voleur de bicyclettes. A quel point est-il le réalisateur de la pauvreté, de l’opposition des classes après la Seconde Guerre mondiale ?
Jean A. Gili : Vittorio De Sica, mais aussi tous les réalisateurs italiens de l’après-guerre sont marqués par le désastre qu’a été l’Italie occupée, à la fois par les Allemands qui ont ravagé le pays, mais aussi par les Etats-Unis qui l'ont bombardé de très haut, avec des cibles imprécises et des dégâts considérables. A Rome, par exemple, la gare a été ciblée pour son rôle dans la logistique de guerre et les bombes alliées ont fait des centaines de victimes.
En outre, la guerre civile qui a suivi la libération de l’Europe a été l’objet de violences inouïes. La Sicile était libre depuis 1943 alors qu’en 1945, des commandos fascistes résistent et retardent la fin du conflit. De Sica souffrait comme tous ses compatriotes de ce conflit qui n’en finissait pas avec les règlements de compte. Comptons que le parti communiste (PC) était très important en Italie, clandestin depuis 1941, et impliqué dans la résistance. D’où son importance en Europe de l’Ouest.
Le néoréalisme est né de ces luttes idéologiques. Le référendum constitutionnel de 1946 a fait pencher l’Italie vers la République alors qu’elle aurait pu choisir la monarchie, mais comme les rois avaient été compromis avec le fascisme, l’écart de voix (2 millions) en faveur de la République lui a donné l’avantage, mais l’avance n’est pas énorme... Le pays est vraiment déchiré.
1948 est la date de sortie du Voleur de Bicyclettes qui se passe à Rome mais, aussi d’un autre film italien, Allemagne année zéro de Rossellini qui, lui, se passe à Berlin. On ne peut pas s’empêcher de mettre les deux films en parallèle… Que disent-ils de l'état du monde ? Que disent-ils des deux réalisateurs qui sont aussi les principaux chantres du néo-réalisme italien ?
Oui, les deux films sont bien à mettre dans ce même courant. Ce qu’ils disent, c’est que tout est à reconstruire. Les images du film tourné à Berlin sont terrifiantes. Ce quasi-documentaire a été tourné dans les ruines-mêmes. Mais il se rapporte aussi à toute l’Europe d’après-guerre où peu de régions ont échappé aux destructions. Le film de Rosselini, Païsa, tourné en 1946 qui a pour toile de fond géographique toute l’Italie libérée depuis la Sicile jusqu’au nord du pays, avec une étape à Florence, montre un terrible épisode avec l’arrestation de résistants italiens par les Allemands.

A la même époque, aux Etats-Unis, Elia Kazan livre des films tout aussi engagés, très politiques.
Est-ce générationnel ? Ce sont des artistes qui ont vu le cinéma devenir un outil de propagande…
Dès les années 1930, en effet, le cinéma est un outil de propagande. Car il faut dire que le cinéma est très populaire en Italie. Dans les années 1950, on atteint presque le million de spectateurs par an ! Il faut rappeler que le Parti communiste italien est clandestin pendant toute la période fasciste. Oui, Kazan qui est un réalisateur grec qui a connu les violences des Italiens d’abord, puis des nazis, n’échappe pas au désir d’un témoignage sur ces souffrances avec des synopsis mettant en scène des Américains.
De Sica est né à Sora près de Naples. D’où une œuvre très liée à Naples.
Il n’a cessé de faire vivre Naples à l’écran !
Outre Naples, quelles sont les autres villes, les autres lieux du cinéma de De Sica ?
Certes, Naples est LA ville de De Sica. Mais il y a aussi beaucoup Rome dans les films qui suivent la guerre. Et il y a aussi la capitale lombarde et ses bidonvilles, dans Miracle à Milan, palme d’or à Cannes en 1951. Dans L’or de Naples et ses truculentes nouvelles (1954), il porte la célèbre ville de la Campanie comme l’une des gloires de l’Italie, un pays, répétons-le, cloisonné par son régionalisme, ses dialectes. Le compas entre le Sud et le Nord est très ouvert, sans oublier des îles comme la Sicile et la Sardaigne qui ont toutes des formes variables d’autonomie politique. Soit dit en passant, si la Corse n’avait pas été vendue à la France par les Génois, les Corses n’auraient peut-être pas connu les difficultés qui sont les leurs sur cette île.
En restant sur ce même thème, l’Italie est encore très scindée entre l’Italie du Nord et celle du Sud. C’est en tout cas une vision duale portée par les hommes et femmes politiques, décennie après décennie. Est-ce aussi le cas des réalisateurs ? Y a-t-il des cinématographies italiennes du nord et d’autres du Sud ? Que disent-elles de l’époque ?
De Sica est marqué par le Sud dans le sens où il insiste sur la pauvreté à Naples. Il évoque, par exemple, un trafic d’enfants entre des pauvres napolitains et des riches étatsuniens.
Il a tourné son dernier film en 1974, Il Viaggio, en Sicile, sur un scénario d’après une nouvelle de Pirandello soulignant le retard médical de l’Italie du Sud. Le thème du sous-développement comme on disait à l’époque et de la pauvreté est récurrent. Miracle à Milan a été tourné dans un bidonville tout comme Le toit en 1956 et ils exploitent tous les deux ce même thème. Cela dit, De Sica a tourné un film en France, à Paris, sur la question de l’avortement : Un monde nouveau, en 1966. Un film d’ailleurs, très dur.
Mais De Sica évoque aussi dans ses films les villes de Gênes, Turin, Milan, Venise, Florence, etc. De Sica traite le problème identitaire de Naples dans Le jugement dernier (1961) avec une distribution remarquable (Fernandel, Anouk Aimée, Vittorio Gassman, Nino Manfredi...) et un scénario qui donne à voir, finalement, une approche universelle des comportements humains. Que tout n’est pas déterminé par la géographie.
Cela étant, sa cinématographie a une composante fondamentalement italienne. Se définissant par leur origine régionale, les Italiens voient beaucoup le monde à travers ce prisme. Être napolitain, sicilien est une composante de la personnalité. Visconti n’est pas sicilien [ndlr : Même si Visconti est le réalisateur du Guépard, il n'est pas pour autant sicilien], alors que Rossellini est profondément romain, Comencini intimement milanais...
Sa muse, Sophia Loren est originaire de Naples. Est-ce que c’est cette origine qui les a liés ?
Sophia Loren est née à Rome d’un père sans doute romain, mais déménage dans sa petite enfance à Naples avec sa mère, consciente de sa beauté physique. Son père était déjà marié et ne l’a pas reconnue. Elle se sent napolitaine. Et rencontre De Sica en 1950 pour le tournage de L’or de Naples. Ce qui fait de De Sica un vrai dénicheur de talents. Il valorise ses acteurs comme Loren dans l’histoire de la bague dans la pâte à pizza. Au début des années 1960, dans Mariage à l’italienne, il met en scène un riche commerçant (incarné par Marcello Mastroianni, repéré, comme Sophia Loren, par De Sica) qui va épouser une prostituée. Incontestablement, leur longue complicité est peut-être un des fruits de la géographie.
Merci à vous, Jean A. Gili.
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Géographies en mouvement : Comme le rappelle R. de Ceccaty dans la préface, on saura gré à Vittorio De Sica d’avoir eu pour partenaires dans ses films les plus célèbres actrices et acteurs de l’époque, qu’il s’agisse, outre de Sophia Loren déjà mentionnée, Marlene Dietrich, Brigitte Bardot, Danielle Darrieux, Anouk Aimée, Melina Mercouri, Gina Lollobrigida, Sandra Milo, Martine Carol, Jeanne Moreau, Claudia Cardinale, Jennifer Jones ou Ana Magnani et, pour les acteurs, de Mastroianni déjà évoqué, Clint Eastwood, Jack Palance, Lino Ventura, Helmut Berger, Richard Burton... Cette liste donne une idée de l’image qu’avait cet acteur de théâtre devenu réalisateur, ce qu’on lui doit de la connaissance de l’Italie contemporaine, de sa complexité et de sa culture.
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