Géographies en mouvement – Pour commencer, peux-tu expliquer le principe des Ejidos et la façon dont le tourisme a modifié ce principe?
Renaud Lariagon - C’est une spécificité juridique héritée de la révolution mexicaine. Cette dernière étant avant tout rurale et menée par des paysans sans terre, leur lutte a notamment débouché sur l’instauration de communautés agraires au sein desquelles l’usage commun et la gestion collective primaient.

Cette façon de gérer les terres était somme toute assez universelle dans le temps et l’espace avant la pénétration des rapports sociaux capitalistes, principalement via la colonisation. La réinstauration de ce principe d’ejido fut donc assez remarquable à l’époque et avait comme principal avantage de permettre aux plus pauvres un accès à la terre.
La signature de l’Accord de libre-échange nord-américain (l’ALENA, ratifié en 1992 et mis en application en 1994, date à laquelle le soulèvement zapatiste a débuté) s’est accompagnée d’une remise en cause de cette propriété collective des terres puisqu’une clause mentionnait la suppression des ejidos sous couvert de dynamisation des campagnes. Dans les faits, cette clause a d’abord favorisé un accaparement des terres par l’agrobusiness mais aussi par l’industrie du tourisme.
Le propre de la dynamique touristique capitaliste est de mettre en valeur un territoire en fonction de ce qu’il peut vendre comme un produit (plages, monuments historiques, culture, patrimoine naturel…). Cette dynamique engendre par la suite un développement immobilier, et donc un besoin de terres.
GEM – Peut-on parler de privatisation de l’espace et de la nature? Ou, pour reprendre le concept de David Harvey, d’accumulation par dépossession?
RL – Totalement. Nous sommes dans une nouvelle version des enclosures, ce mouvement qui débute au 18e siècle en Angleterre mais qui va s’accélérer au moment de la Révolution industrielle et qui sera considéré par Marx comme les conditions d’une accumulation capitaliste, et ce avant l’époque des colonisations (qui ont d’ailleurs suivi le même principe d’expropriation et d’accaparement des terres). Les nouvelles enclosures vont fournir un double bénéfice pour le secteur du tourisme qui va, d’une part, acquérir des terres bon marché qu’il va mettre en valeur et, d’autre part, profiter d’une main d’œuvre bon marché, parce que dépossédée de ses moyens de subsistance. Le résultat est une importante plus-value à la fois sur les terres et les populations. Le mode opératoire du capitalisme en somme.
GEM – Ce modèle semble engendrer une forte ségrégation, en particulier dans la ville de Cancun.
RL – En effet, et ce depuis l’essor de la ville. À l’origine, Cancun n’était qu’un village de pêcheurs. Lors de l’industrialisation touristique de la région, les planificateurs ont fait venir des milliers de travailleurs pour construire les infrastructures nécessaires (hôtels, routes, aéroports, voies de communications, etc.) mais sans jamais anticiper la construction de logements pour ces travailleurs. Logiquement, cette situation a engendré une urbanisation informelle en périphérie, laquelle s’est encore accrue avec l’attrait qu’a constitué le boom du tourisme pour de nombreux travailleurs désireux de profiter des fruits de ce modèle de croissance économique.
Sur le terrain, cette ségrégation se constate d’abord sur le plan urbain puisque les zones côtières et balnéaires sur lesquelles sont construits de grands complexes hôteliers sont relativement hermétiques par rapport aux territoires qui leurs sont accolés.
Mais aussi sur le plan social puisque les populations de ces territoires fréquentent peu ces lieux touristiques, excepté pour y travailler, souvent dans une grande précarité. La main d’œuvre ne se compose d’ailleurs plus exclusivement de travailleurs mexicains mais aussi de nombreux migrants en provenance de toute l’Amérique du Sud.
Ce à quoi ressemble la région, c’est à un ensemble de contrastes sociaux entre des territoires victimes d’une importante frénésie immobilière suivant une logique d’urbanisme à destination des visiteurs étrangers (hôtels, secondes résidences, appartements en bord de mer) et d’autres, composés d’habitations informelles et guidées par des logiques d’autoconstruction.
GEM – Le documentaire fait également état d’une gentrification touristique ces dernières années.
RL – Toujours dans la logique d’accumulation par dépossession, la hausse des prix de l’immobilier engendrée par le boom touristique provoque des déplacements de populations, urbaines mais aussi rurales. Comme dans de nombreux pays, les zones rurales constituent de plus en plus des espaces de repos et de loisirs pour des urbains aisés, ce qui précipite ces régions dans une urbanité forcée, notamment à travers l’abandon de l’agriculture au profit des services au tourisme. L’économie immobilière locale est donc de plus en plus soumise à l’influence métropolitaine des grandes villes.
Concrètement, la valorisation d’un lieu (en fonction du patrimoine, de la localisation, du climat…) engendre une hausse de la demande (promoteurs, entreprises internationales, plateformes de location en ligne, mais aussi retraités nord-américains) faisant augmenter les prix, dépossédant les populations locales de leur lieu de vie.
GEM – On voit également comment la culture maya est au cœur d’un véritable marketing territorial.
RL – Voici un exemple de valorisation touristique emblématique, à savoir la transformation d’une culture en marque commerciale.
Dans un contexte de mondialisation, l’économie touristique est très compétitive. Les spots touristiques peuvent vite passer de mode. On assiste donc à une course perpétuelle entre des milliers de sites cherchant à être en bonne place au sein du grand marché du tourisme. Ces sites doivent être uniques, la rareté engendrant une plus-value supplémentaire. Ce qui se fait par la création d’une identité spécifique au lieu, ainsi que par une folklorisation des cultures visant à vendre de l’authenticité à des visiteurs étrangers. Cette folklorisation est évidemment entretenue par l’industrie du tourisme qui va choisir et figer les ingrédients (habits traditionnels, coutumes au sein d’une communauté complexe) afin de les rendre les plus traduisibles dans les dépliants touristiques et sur les réseaux sociaux. Cela passe par la sélection de critères visibles et faciles à repérer par le touriste, au risque de simplifier une culture afin de la rendre facilement compréhensible et saisissable par des visiteurs de passage.
En définitive, une appropriation marchande de la culture qui est indissociable de l’appropriation territoriale puisque c’est notamment grâce à la culture que le territoire est valorisé (en sus de l’espace naturel).
GEM – Ces phénomènes ont également des impacts écologiques non négligeables…
RL – En effet. Au-delà de l’artificialisation des sols que provoquent ces logiques d’urbanisation (immeubles, routes, infrastructures, bétonisation…), on constate un accaparement des ressources hydriques par l’industrie touristique. Ce qui est très problématique dans une région pourvue d’un sol calcaire au sein duquel les rivières sont rares et la captation de l’eau est compliquée. Un projet de train Maya a beaucoup fait parler de lui car la construction d’un tronçon a modifié ces sols calcaires et engendré une pollution des sous-sols et des rivières souterraines.
En outre, la construction d’infrastructures nécessite l’apport de matières premières et de main d’œuvre, elles-mêmes nécessitant d’autres infrastructures et impactant donc d’autres territoires au-delà de la zone directement concernée.
Tout ceci se fait en parallèle d’une survalorisation des espaces naturels, le patrimoine environnemental étant un des principaux facteurs d’attractivité (forêts, plages, cénotes).
Mais cette sanctuarisation, en sus de dérives telles que l’interdiction de pratiques agricoles ancestrales au nom de la préservation du lieu touristique, s’inscrit dans une zonification du territoire au sein de laquelle ces espaces protégés jouxtent parfois des zones saccagées.
Les déclarations d’intention des autorités locales constituent donc souvent une forme de greenwashing. La seule façon de pratiquer du tourisme sans tomber dans ces dérives est donc de le faire via des communautés qui gèrent elles-mêmes, de façon collective, les pratiques touristiques et assurent une redistribution des bénéfices à leurs membres.
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À voir
Mayapolis. Tourisme et expansion urbaine dans la Péninsule du Yucatan (Doc. Fr. 59 min.)
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Sur le blog
«Sauve qui peut ! Revoilà les touristes» (Gilles Fumey)
«Je hais les voyages…» (Gilles Fumey)
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