A l’automne 2023, après les vendanges, le fameux vigneron de la Côte de Nuits, Frédéric Mugnier s’en prenait à la biodynamie. Il fallait oser, à deux pas de la célébrissime Romanée Conti où Aubert de Villaine pratique la méthode biodynamique pour le vin mythique de la Bourgogne. L’anthropologue Jean Foyer nous aide à y voir plus clair. (Gilles Fumey)
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Pour en finir avec les accusations d’obscurantisme, en pratiquant un pas de côté géographique de la Bourgogne à l’Anjou, l’anthropologue Jean Foyer interroge plus de cent vignerons pendant près de cinq ans sur leurs pratiques biodynamiques. Il décrit ce qu’il appelle une forme de «modernité alternative» qui brise le dogme rationaliste. Jamais une telle enquête aussi exhaustive, hors des cénacles de la recherche scientifique, n’avait été entreprise sous la forme d’une monographie qui en appelle aux pratiquants de cette agriculture. Il faut dire que la biodynamie crispe beaucoup de monde. N’est-ce pas faire justice que d’entendre ceux qui la pratiquent expliquer comment ils imaginent ce nouveau rapport au monde, au centre duquel ils voient une alliance avec tous les êtres vivants? Comme Pascal auscultant l’infiniment petit invisible au temps des premiers microscopes, Jean Foyer veut décrypter cette sensibilité à l’invisible.
La biodynamie déroute car elle fait reposer l’agriculture biologique sur des rythmes cosmiques qui se veulent de nouvelles formes «cosmopolitiques» (un concept qu’on doit à Ulrich Beck), issues d’une vision «écologico-spirituelle du monde». Dans la lignée du philosophe bourguignon Bruno Latour se demandant «où atterrir?», Jean Foyer veut donner des atouts pour ce qu’il voit comme un tournant ontologique de l’anthropologie. Philippe Descola avait ouvert la voie avec des travaux sur les Achuars en Amazonie et bien des disciples de Latour ont suivi le sillon tracé. Ainsi, Jean Foyer suit la piste des magnétiseurs que Fanny Charrasse avait rencontrés et situés dans une vision du monde qui dépasse les seules sciences appliquées (biologie, génétique...) et il s’ouvre à des ontologies existant dans d’autres univers de pensée. Comme la biodynamie.
Pour l’anthropologue, qu’elle est dure à briser, la carapace de ceux qui pensent que la science peut tout expliquer ou que ce qu’elle n’a pas pu valider ne vaut rien! Que signifie traiter de «charlatanisme» la thèse anthroposophique de Rudolf Steiner (1861-1925) ? Jean Foyer questionne, lui, la composition du monde par l’écologie, se demande comment penser l’agriculture dans un cosmos plus vaste. Il rappelle que Steiner est un scientifique, sorti des plus prestigieuses écoles d’ingénieurs autrichiennes et qu’il s’est passionné pour les sciences naturelles par les travaux de Darwin et de Haeckel. II se réclame de l’ésotérisme qui, selon lui, renvoie à des «réalités cachées» et des «acteurs initiés». L’anthroposophie procède d’une vision holiste, de connaissances intuitives déjà étudiées , et notamment l’importance de différents éléments chimiques comme le soufre, la silice, l’oxygène et l’azote. Pour Jean Foyer, «quand Steiner évoque les forces cosmiques à l’œuvre dans la nature et, partant, dans l’agriculture, il étend considérablement le collectif des entités existantes à considérer dans les pratiques agricoles». Le Cours aux agriculteurs renvoie à un assemblage de planètes, de plantes, d’humains, d’animaux et même de différentes entités spirituelles qui reconfigurent radicalement l’univers de l’agriculteur moderne.
Nous ne dévoilons pas tout le dispositif utilisé par Jean Foyer pour faire de ce terrain délicat un réel objet d’anthropologie. Mais sa démonstration peut nous convaincre. Une première étape examine les politiques de la biodynamie et mobilise trois niveaux d’analyse en convoquant l’infrapolitique (les résistances pour perdurer face au modèle dominant), la mésopolitique (les rapports institutionnels du quotidien) et la cosmopolitique (la façon dont se «joue la composition» des collectifs humains). La cosmologie n’est pas un savoir que l’agriculture scientifique et industrielle utilise. Pourtant, la biodynamie touche bien à l’ontologie, autrement dit, au rapport au monde. De là, Jean Foyer travaille, dans une deuxième étape, avec les quatre ontologies de Philippe Descola : le totémisme, l’animisme, l’analogisme et le naturalisme. Il en casse partiellement les frontières en montrant, par exemple, que les vignerons «naturalistes» ont des pratiques qui relèvent de l’analogisme lorsqu’ils utilisent des correspondances entre le corps humain et le cosmos (comme certains invoquent le temps lunaire pour expliquer des rhumatismes). Voir même de l’animisme chez ceux qui attribuent un esprit aux choses. Qui n’a jamais entendu cette ritournelle d’une nature «qui se vengerait» lorsqu’on la violente ?
Jean Foyer pense qu’on a une révolution en germe qui peut fracturer ce socle de la modernité. Oui, la biodynamie est peut-être une voie pour «réanimer le monde». C'était le sens de la réponse de Jacky Rigaux à la charge du vigneron Frédéric Mugnier : "Que cherchent les agriculteurs et viticulteurs biodynamistes ? À mobiliser de façon ouverte et contrôlée, au bénéfice de la Nature, des forces qu’on ne crée pas, mais que l’on reconnaît être à l’œuvre autour de nous. Tous jugent que l’impact réorganisateur des fonctionnements naturels par les “préparats”, tisanes et composts, est probant et visible sur la plante qui retrouve par leur médiation ses fonctionnements naturels.
Aux côtés des précurseurs François Bouchet et Pierre Masson, les vignerons biodynamistes ont fait appel à des spécialistes de la microbiologie des sols, comme Claude Bourguignon ou Dominique Massenot, ou encore à des bio-géologues comme Yves Hérody. Tous reposent la question de l’origine de la vie.
Alors, biologie contre chimie ? Les choses sont plus complexes. Il convient de repartir de Claude Bernard (fondateur de la médecine expérimentale, ndlr) : le vivant n’existe que par les échanges avec l’environnement. Or, c’est la vision biochimique de Louis Pasteur, cartésienne, qui s’est imposée dans notre monde technologique, recherchant et inventoriant les éléments constitutifs du vivant, dont ceux jugés nocifs ou dangereux qu’il convient d’éradiquer.
À l’inverse, Steiner affirme la multi-dimensionnalité du réel, la pluralité des “natures” avec lesquelles il convient de composer. Comme aime à dire Jean-Michel Deiss : « La biodynamie a permis de réhabiliter la relation poétique, sensible et apprenante entre le vigneron et sa vigne. Elle met en œuvre l’interrogation intime, le doute respectueux qui seul permet de ressentir, plutôt que de comprendre, ce dont elle a besoin, comment la servir ».
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Lagrange P. et alii, 2013 (2005), L’ésotérisme contemporain et ses lecteurs : entre savoirs, croyances et fictions, Paris, Editions de la BPI.