La séquence dure près d’une heure et se conclut par une scène hors-normes. L’Orient Express, lancé à pleine vitesse dans les Alpes autrichiennes, freiné in extremis par des héros intrépides, s’arrête un poil trop tard et voit sa locomotive plonger dans un ravin, entraînant le wagon de tête dans sa chute. Sous l’effet de la gravité, plusieurs wagons se détachent un par un. L’inoxydable Ethan Hunt et sa nouvelle partenaire en missions impossibles, Grace (Hayley Atwell), se lancent dans un irrespirable numéro d’escalade (il faut remonter chaque wagon avant qu’il tombe) pour survivre, essorant sur de longues minutes le peu d’énergie restant au public après deux heures et demie de péripéties.

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On pourrait voir dans ce climax une métaphore de la franchise Mission impossible, portée depuis 1996 par le producteur et acteur-star Tom Cruise : l’avalanche de cascades comme fuite en avant narrative et esthétique, l’orgie de coupes, de travellings et de plans aériens comme alpha et oméga de la mise en scène, les uppercuts, coups de feu, virages trop serrés, carambolages et plongeons dans le vide comme raisons d’être de toute intrigue. Une interprétation en un sens confirmée par l’accumulation de clins d’œil visuels et scénaristiques aux six opus précédents, voire à la filmographie de Tom Cruise, accompagnés de quelques contre-pieds flirtant avec l’auto-dérision – spoiler : Tom Cruise ne saute pas sur un avion au décollage.

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Bref, la dernière réalisation de Christopher McQuarrie a tout d’une attraction de fête foraine censée dépasser tout ce qui la précède, selon le principe: toujours plus haut, toujours plus vite. Survitanimé ou boursouflé, réjouissant ou désolant, excitant ou éreintant, divertissement cinq étoiles ou outil de décérébration des masses, peut-être un peu tout ça à la fois, ce « blockbuster estival » acclamé par la critique « fait le job », comme on dit.
Marketing urbain
Quoi qu’on en pense, Tom Cruise et son orchestre saisissent quelque chose de l’air du temps et témoignent du rapport des sociétés occidentales à ce qui les entoure et de notre manière d’habiter individuellement et collectivement le monde. Et des grands enjeux sociopolitiques contemporains.
Les grosses productions hollywoodiennes – en l’espèce, environ 290 millions de dollars, budget délirant gonflé par les restrictions dues au Covid-19 – sont imbriquées dans un système-monde en pleine recomposition depuis trois décennies, en particulier dans la concurrence féroce que se livrent les métropoles. Bien avant Mission impossible, la saga James Bond faisait déjà office de grosse machine à cartes postales. Les géographes Serge Bourgeat et Catherine Bras ont montré comment les aventures de l’espion britannique couvraient méthodiquement, film après film, les hauts lieux touristiques de la planète, dont elles offraient une vision caricaturale: palais indiens, gondoles vénitiennes, chalets suisses…

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Le tourisme n’est plus le seul enjeu et, accompagnant le virage néolibéral des années 1970, les villes se livrent une concurrence toujours plus féroce pour attirer investissements, sièges sociaux d’entreprises et grands congrès internationaux (et tournages de films ou de séries). En particulier dans les pays émergents, les métropoles rivalisent de projets urbanistiques instagrammables, se traduisant par une course à la hauteur et à l’originalité architecturale. L’une et l’autre permettent à la fois de renvoyer une image avant-gardiste et de faire tourner l’argent de la finance mondiale dans des projets immobiliers pharaoniques. Après les tours de Shanghai dans Mission impossible 3 (2011), Tom Cruise a joué au représentant de commerce pour Dubaï dans Ghost Protocol (2015), en se livrant à l’une des cascades les plus mémorables – ou absurdes, c’est selon – sur les parois du Burj Khalifa.

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En 2023, c’est au tour d’Abu Dhabi de bander ses muscles architecturaux et de mobiliser la star hollywoodienne comme outil de marketing territorial. Le tout nouveau terminal de l’aéroport de l’émirat, pas encore ouvert au public mais baignant déjà dans les efforts de greenwashing de ses concepteurs et de ses commanditaires, se donne en spectacle sur les écrans du monde grâce aux aventures de Hunt et ses acolytes. Et l’équipe du film ne se fait pas prier pour assurer le service après-vente en vantant la beauté du lieu à la presse émiratie. BMW a certes un juteux contrat avec la franchise, mais les vrais placements produits ne sont plus tant des voitures ou des montres de luxe que des icônes urbaines. Inutile de le préciser, on ne trouve pas trace, dans le monde de Mission impossible, des camps où s’entassent les millions d’ouvriers de la construction, majoritairement issus d’Asie du Sud.
Géopolitique postmoderne
Mais quid de la (géo)politique? Les films d’espionnage, au moins autant qu’ils participent à cette course à la visibilité urbanistique, comptent parmi les nombreux discours collectifs et représentations des rapports de force entre États. Un film de la franchise Mission impossible rend compte, à sa manière, du réel. Et participe activement à configurer le monde qu’il prétend décrire, en véhiculant des stéréotypes et des jugements de valeur, qu’il relaie et produit à la fois.
Et s’il y a une chose dont l’imaginaire occidental peine à se défaire, c’est la Guerre froide. L’affrontement entre États-Unis et Russie s’est mué en objet transitionnel, en intermédiaire rassurant entre le cerveau des scénaristes et la réalité des relations internationales des vingt dernières années. Loin de s’être émancipé de ce doudou narratif, Hollywood n’en finit pas de ressasser, quand on ne l’attend plus, le bon vieux temps où deux blocs se faisaient face. Pour cette nouvelle aventure d’Ethan Hunt, tout commence dans un sous-marin russe. À bord duquel, bien entendu, on joue aux échecs entre deux manœuvres.
Mais derrière ce paravent ressuscitant les heures de la course aux armements nucléaires, le monde lisible et bien découpé entre méchants de l’Est et gentils de l’Ouest a cédé la place à des relations internationales instables, imprévisibles, complexes, nourrissant les pires paranoïas. Travaillant sur le cinéma nord-américain des années 1970, le théoricien de la postmodernité Fredric Jameson avait déjà identifié (dans La Totalité comme complot) la tendance à percevoir le monde comme indéchiffrable, colonisé par la logique du complot, où l’on ne sait plus distinguer partenaires et adversaires – l’instabilité politique faisant écho à celle de l’économie et des relations sociales. Un demi-siècle plus tard, Hollywood a poussé un cran plus loin la logique d’un monde sans repères: corruption des hautes sphères du pouvoir étatsunien, infinité d’intérêts contradictoires et d’alliances aussi fragile que temporaires, méchants aux motivations irrationnelles… Tout le monde poursuit tout le monde et l’on ne sait (vraiment) plus à qui se fier.
Le Christ contre Terminator
Et voilà que l’informatique s’en mêle. Une intelligence artificielle se pique de s’émanciper pour prendre le contrôle du monde. La plus technophile des franchises désigne la technologie comme l’ennemi numéro un : l’IA sera notre perte, car elle nous échappera. En l’occurrence, le programme dont Ethan Hunt espère venir à bout relègue Skynet, cerveau des méchants robots de Terminator, au rang de vieille carcasse rouillée. Le nouvel ennemi de l’humanité, algorithme doté d’une puissance de calcul infinie, ne s’embarrasse pas de sentiments, évalue mécaniquement les probabilités et poursuit froidement un objectif sans la moindre émotion – la fin justifie les moyens –, laissant de côté l’humain avec sa fragilité et ses faiblesses, mais aussi son aptitude à la confiance, à l’amitié, à l’entraide…
C’est beau comme une description du capitalisme et de la logique marchande. Mais non, à Hollywood, pas de politique. La très-méchante-intelligence-artificielle, parfaitement apolitique, constitue l’aboutissement du processus hollywoodien d’élaboration du « méchant » intégral dans un monde sans idéologies. Nihiliste, sociopathe, sans attaches, vraiment très abominable – ce que les scénaristes appellent un « anarchiste » – l’ennemi juré du bien doit mettre tout le monde d’accord, des États-Unis à la Chine en passant par l’Iran et la Tchétchénie.
Ce méchant ultime, désormais proprement inhumain, permet surtout de construire, en miroir, une figure du bien absolu. Ethan Hunt, plus encore que dans ses aventures précédentes, incarne cette perfection morale – et la défense de l’ordre établi, évidence indépassable. Jamais pris en défaut, ou alors rattrapé par l’amitié indéfectible de son équipe, il est prêt à donner sa vie pour le bien de l’humanité, sans la moindre hésitation. C’est l’Amérique sauvant le monde et, à chaque cascade, on y croit un peu plus.
Manouk Borzakian
À lire
Florence Beuze Edragas & Jean-Benoît Bouron, «Notion en débat: marketing territorial», Géoconfluences, 2019.
Manouk Borzakian & Nashidil Rouaï, «Le monde après la Guerre froide selon James Bond et Mission impossible. Postmodernité et post-politique», L’Espace politique, 2021.
Serge Bourgeat & Catherine Bras, «Le monde de James Bond : logiques, pratiques et archétypes», Annales de géographie, 2014.
Valérie Mavridorakis, «Qu’est-ce que le postmoderne ? Des questions pour réponse. Fredric Jameson, du marxisme au marsisme», 2008.
Sur le blog
«James Bond: woke un autre jour» (Nashidil Rouiaï & Manouk Borzakian)
«Spectre: vous êtes plutôt réseau ou territoire?» (Manouk Borzakian)
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