Géographies en mouvement (avatar)

Géographies en mouvement

Manouk BORZAKIAN (Neuchâtel, Suisse), Gilles FUMEY (Sorbonne Univ./CNRS). Renaud DUTERME (Arlon, Belgique), Nashidil ROUIAI (U. Bordeaux), Marie DOUGNAC (U. La Rochelle)

Abonné·e de Mediapart

348 Billets

1 Éditions

Billet de blog 17 décembre 2024

Géographies en mouvement (avatar)

Géographies en mouvement

Manouk BORZAKIAN (Neuchâtel, Suisse), Gilles FUMEY (Sorbonne Univ./CNRS). Renaud DUTERME (Arlon, Belgique), Nashidil ROUIAI (U. Bordeaux), Marie DOUGNAC (U. La Rochelle)

Abonné·e de Mediapart

Le camembert en voie d’extinction ? Un éloge de la diversité génétique

Roquefort, brie et camembert seraient en voie de disparition. Ce n’est pas une version catastrophe du journal de 13 heures, mais la conclusion d’une équipe du CNRS. Une alerte qui rappelle l’importance de maintenir la diversité génétique des micro-organismes et des plantes cultivées, réduite à peau de chagrin par la standardisation agro-industrielle et la quête de rentabilité. (Marie Dougnac)

Géographies en mouvement (avatar)

Géographies en mouvement

Manouk BORZAKIAN (Neuchâtel, Suisse), Gilles FUMEY (Sorbonne Univ./CNRS). Renaud DUTERME (Arlon, Belgique), Nashidil ROUIAI (U. Bordeaux), Marie DOUGNAC (U. La Rochelle)

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Une ultra sélection génétique qui menace la fabrication de fromage

Illustration 1

Si nos fromages sont menacés d’extinction, expliquent les auteurs d’une étude parue dans un article de janvier 2024, c’est que les micro-organismes nécessaires à leur fabrication ont des gènes de moins en moins variés[1]. La raison? Les industries agroalimentaires utilisent exclusivement les souches les plus productives, aptes à pousser rapidement sur le fromage ou à lui donner une belle couleur blanche. Dans les années 1950 par exemple, elles ont sélectionné une souche du champignon P. camemberti duveteuse et albinos, pour donner un aspect blanc et doux à la croûte du camembert, jusqu’’alors gris-vert, comme on peut l’observer sur cette nature morte (dont on notera le titre poétique). Même chose pour les fromages bleus. Dans le monde entier, tous ou presque sont fabriqués à partir d’une seule souche, sélectionnée pour sa performance. Seuls les fromages fermiers et AOP, contraints d’utiliser une souche locale, font exception à la règle.

Résultat de cette ultra-sélection : les gènes d’une espèce deviennent uniformes, et les individus qui accumulent des mutations délétères ne peuvent pas les « compenser » en se reproduisant avec un individu aux gènes plus avantageux. Ces mutations se transmettent aux autres individus, qui deviennent de moins en moins fertiles, voire incapables de générer les spores nécessaires pour fabriquer le fromage.

Pour ne pas mettre en péril la production de camembert, il faudrait donc utiliser d’autres souches de champignons, comme celles contenues dans les fromages bleus AOP. Mais cela impliquerait de (faire) accepter que nos fromages changent légèrement de goût et d’aspect.

La grande oubliée de la crise de la biodiversité 

Même si le camembert ne disparaîtra pas dans les mois à venir, cette histoire de fromage est loin d’être anecdotique.

Elle rappelle que le même processus d’homogénéisation s’observe dans le domaine agricole, avec des conséquences de taille. Les chiffres de la FAO[2] sont éloquents. Alors que des milliers d'espèces végétales ont été employées pour l'alimentation humaine, on n'en cultive plus que 200 environ, dont 9[3] qui fournissent à elles seules 66 % de la production végétale totale[4]. Et au niveau mondial, la diversité génétique au sein de ces espèces cultivées diminue (les gènes jugés inutiles n’étant pas sélectionnés, ils finissent par se perdre). Bref, les espèces cultivées sont de moins en moins nombreuses, et leurs gènes de moins en moins variés. 

Ce second aspect est souvent oublié quand on parle de crise de la biodiversité[5], généralement réduite au déclin du nombre d’espèces vivantes. Pourtant, la diversité génétique des plantes cultivées est indispensable à la production et à la souveraineté alimentaire. Elle permet aux espèces de s’adapter à leur environnement en sélectionnant naturellement des individus aux gènes avantageux, afin de mieux résister aux maladies, aléas et changements climatiques. C’est aussi grâce à la diversité génétique que les humains peuvent choisir les espèces les plus adaptées, afin de les croiser et d’obtenir des organismes plus résistants, nutritifs ou productifs. Attention : on ne parle pas ici d’OGM chimiques, mais d’une sélection qu’opèrent les paysans depuis des siècles, et grâce à laquelle, entre autres, plusieurs légumes ont perdu leur amertume originelle (grâce à une sélection des individus les plus doux). La diversité génétique permet aussi de ne pas dépendre des semences industrielles (dont le marché est contrôlé à 70 % par seulement 10 entreprises) et des engrais nécessaires à leur croissance. Enfin, on sait qu’une alimentation variée permet d’enrichir et de diversifier notre microbiote - cet ensemble de micro-organismes issus de notre alimentation, aussi nombreux que nos cellules, qui permettent de garder une bonne santé et un système immunitaire performant[6].

Les dangers de l’homogénéisation des gènes

L’usage d’une unique variété à haut rendement a déjà eu des conséquences dramatiques. En Irlande, la très faible variété génétique des pommes de terre cultivées vers 1845, dont les plants étaient multipliés par bouturage (sorte de clonage naturel), les a rendues vulnérables au mildiou qui a ravagé les cultures et causé la Grande Famine d’Irlande, qui tua un million de personnes et poussa un million d’autres à l’exil. En 1970 aux États-Unis, parce que 80 % des variétés commerciales de maïs cultivées étaient vulnérables à une maladie causant la rouille des feuilles, les rendements ont brutalement chuté et entraîné des pertes économiques considérables. C’est le recours à une variété de maïs africain, résistante à la maladie, qui a permis d’éviter une catastrophe agricole.

Le manque de diversité génétique concerne aussi l’élevage. Les espèces considérées comme moins rentables (ou moins adaptées aux conditions d’élevage industriel) ayant disparu au fil des siècles, seules quelques races représentent la grande majorité de la production mondiale. Cette uniformité diminue la capacité d'adaptation des élevages et augmente la circulation des pathogènes, qui infectent plus facilement un groupe dont la diversité génétique est restreinte. C’est alors le risque de pandémie qui augmente, et avec lui celui de zoonoses, ces épidémies qui se transmettent de l’animal à l’humain.

Deux défis : protéger la diversité et la rendre accessible à tous

On comprend donc l’importance de protéger la diversité des ressources génétiques. Pour cela, il existe dans le monde 17 000 banques de semences, dont certaines peuvent stocker plus d’un million de variétés végétales - c’est le cas de l’Arche de Noé végétale du Svalbard. À échelle plus locale, des mouvements comme Via Campesina défendent le maintien des semences paysannes, adaptées au terroir et sélectionnées par les paysans eux-mêmes.

Mais l’enjeu est aussi de rendre ces variétés accessibles à tous et d’éviter le pillage de ressources. Car aujourd’hui, les semences de pays dits «du Sud» sont accaparées par de grandes entreprises occidentales. Elles s’en servent pour créer de nouvelles variétés, qui seront ensuite protégées par un brevet, et dont la production et la vente seront donc réservées pour plusieurs années aux pays développés, capables de payer les licences d’utilisation. Le tout sans qu’aucune contrepartie ne soit versée aux populations ayant entretenu ces variétés pendant des siècles. Cette confiscation de la ressource génétique s’est accentuée avec la multiplication des brevets, qui portent à la fois sur les variétés et sur les caractères génétiques des plantes. Une variété de maïs tolérante au glyphosate ne peut donc pas être utilisée sans l’aval de Bayer, qui détient le brevet sur ce trait génétique.

Le sujet a été remis au goût du jour avec l’usage croissant des Nouvelles Techniques Génomiques (les NGT, appelées «nouveaux OGM» par leurs détracteurs et permettant de modifier le génome d’une plante). On craint en effet qu’elles renforcent l’emprise des grands groupes de l’agrochimie, qui ont acquis des licences (souvent exclusives) pour l’usage sur les plantes de techniques d’édition du génome comme les «ciseaux moléculaires» CRISPR-Cas9.

Pour empêcher le pillage des ressources génétiques, il existe certes des conventions internationales comme le protocole de Nagoya de 2014 sur l'accès et le partage des avantages de l’usage des ressources génétique. Mais pour restaurer un régime de propriété intellectuelle qui garantisse le libre accès aux ressources génétiques, il faudrait aussi s’inspirer de la législation européenne qui interdit de breveter une variété végétale, créer des plateformes pour faciliter l’accès aux brevets[7] ou obliger leurs titulaires à accorder des licences d’exploitation à prix réduit.

La menace sur le camembert pointe les dangers de la standardisation industrielle, et nous rappelle que la crise de la biodiversité ne se réduit pas au déclin du nombre d’espèces vivantes, mais concerne aussi celui de leur diversité génétique. Et que si elle affecte les charismatiques pandas et gorilles, elle touche aussi les plantes et micro-organismes, dont l’homogénéisation menace à la fois la sécurité alimentaire, l’économie mondiale et notre santé. Comme le souligne la généticienne Evelyne Heyer, le vivant nous rappelle que la diversité génétique ouvre des possibilités d’adaptation pour le futur et protège les espèces de l’extinction: sans elle, l’espèce humaine n’aurait pas survécu. Pour les plantes comme pour les humains, qui doivent leur survie à leurs différences, la diversité est une chance.

----------

[1] La transformation du lait en fromage repose sur la fermentation naturelle par les microorganismes présents dans le lait cru. Avec les nouvelles règles d’hygiène (qui ont appauvri les microorganismes du lait) et la fabrication de fromages au lait pasteurisé, il a fallu ensemencer le lait grâce à des levains très contrôlés contenant peu de microorganismes. https://theconversation.com/fromages-pourquoi-les-microbes-sont-les-meilleurs-allies-du-gout-92303

[2] Food and Agriculture Organization of the United Nations (Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l’agriculture)

[3] Maïs, riz, blé, avoine, orge, mil, sorgho, soja et seigle.

[4] https://www.fao.org/documents/card/en/c/ca3129en

[5] Tout comme la diversité des écosystèmes, troisième composante de la biodiversité avec la diversité des espèces et la diversité des gènes.

[6] https://www.pourlascience.fr/sd/biologie/remettre-sur-pied-le-microbiote-9598.php

[7] Comme l’International Licensing Platform ILP et l’Agricultural Crops Licensing Platform, consacrées respectivement aux semences potagères et de grande culture.

----------

À lire

Marc-André Selosse, Jamais seul : Ces microbes qui construisent les plantes, les animaux et les civilisations, Actes Sud, 2017.

Evelyne Heyer, L’odyssée des gènes, Flammarion, 2020.

----------

Sur le blog

Slow Cheese, l’évènement pour sauver la planète fromagère (Gilles Fumey)

Un système agro-alimentaire à la dérive (Gilles Fumey)

----------

Pour nous suivre sur Facebook: https://facebook.com/geographiesenmouvement/

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.