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Billet de blog 19 février 2025

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Fascination pour les monstres («La fabrique du mensonge»)

Porté par l’acteur Robert Stadlober, "La fabrique du mensonge" relate les dernières années de Joseph Goebbels. En mettant le propagandiste en chef du régime nazi au cœur de son analyse, le réalisateur Joachim Lang prend le risque de réduire le peuple allemand à une masse crédule et manipulée. Et de céder à la fascination pour un proche parmi les proches de Hitler. (Manouk Borzakian)

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«C’est arrivé, cela peut donc arriver de nouveau...» La citation de Primo Levi ouvre et clôt La fabrique du mensonge et Joachim Lang la reprend à son compte: s’il a fait ce film, c’est pour que ce qui s’est produit dans l’Allemagne nazie ne se reproduise pas. Difficile, donc, de condamner les intentions du réalisateur, qui s’est penché sur les dernières années de la vie de Goebbels, chef d’orchestre de la propagande nazie, de l’annexion des Sudètes en 1938 à la capitulation en 1945.

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Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions. Et le problème réside dans la genèse même du film. «Pourquoi la majorité des Allemands ont-ils suivi Hitler dans la guerre et l’Holocaust?», se demande Joachim Lang. En cherchant la réponse du côté de la guerre de l’information menée par Goebbels, le réalisateur apporte une réponse terriblement superficielle: films, discours et autres fausses nouvelles suffiraient à expliquer le comportement d’un peuple entier, lobotomisé et acquis à une idéologie meurtrière.

Quand l’arbre de la propagande cache la forêt du totalitarisme

Une vision moins naïve – disons: plus matérialiste – aurait examiné les fondements structurels de l’adhésion d’une large part de la population allemande au nazisme. C’est ce que faisait La zone d’intérêt, sorti il y a un peu plus d’un an, dans lequel Jonathan Glazer rappelle combien l’extermination de la population juive fut, pour beaucoup, un choix économique «rationnel». Elle aurait aussi rappelé la complicité active de la bourgeoisie allemande et de ses relais politiques, dont les projets de Hitler ne menaçaient pas les intérêts. Elle aurait évoqué la répression féroce qui s’est abattue sur la résistance allemande au nazisme.

Que nous apprend Joachim Lang sur cette propagande nazie, tournant à plein régime après 1938 pour justifier l’invasion de la Pologne, le pacte germano-soviétique et, surtout, la Solution finale? Son film a le mérite de revenir sur le rôle clé du cinéma dans le travail idéologique de l’entourage de Hitler. En 1938 sort le documentaire Les dieux du stade, ode au muscle et à la performance physique, tourné par Leni Riefenstahl lors des Jeux olympiques de 1936. Mais c’est surtout Le Juif Süss, réalisé par Veit Harlan en 1940, qui marque l’apogée de la propagande antisémite. Goebbels supervise le projet dès la fin de 1938 et, en septembre 1940, le film reçoit le Lion d’or à Venise, entérinant une victoire idéologique majeure.

Illustration 2
Le cinéma, cœur du dispositif propagandiste nazi – La fabrique du mensonge, réal. Joachim Lang, 2025 – © Condor

Et puis il y a le fameux discours du Sportpalast, en 1943, par lequel Goebbels convainc 14000 membres du parti nazi de s’engager dans une guerre totale, alors que le conflit est en train de basculer. Le film alterne entre son acteur répétant devant un miroir et des images d’archives du discours, soulignant à la fois les qualités d’orateur de Goebbels et la réalité de ce qui fut une superproduction multimédia: discours en direct, diffusion remontée à la radio, relai dans la presse et, enfin, intégration aux actualités filmées.

Fascination coupable

Mais, en montrant ce moment comme un tour de force, en en faisant son propre sommet comme celui de la carrière du dignitaire nazi, le film finit par avouer ce qu’il est: moins une analyse fine de la propagande du Troisième Reich qu’un biopic consacré aux dernières années de Goebbels. De ce dernier, d’innombrables archives révèlent la vie publique, les frasques privées, l’ambition maladive, mais aussi les rivalités et les jalousies qu’il a suscitées. La caméra de Joachim Lang tire de ces documents un personnage de drame – certes peu sympathique – plutôt qu’un sujet historique.

Illustration 3
Joseph Goebbels, orateur redoutable et… «fascinant»? – La fabrique du mensonge, réal. Joachim Lang, 2025 – © Condor

Il n’y a aucun doute, on l’a dit, sur les intentions du réalisateur. Le choix de commencer par la fin, quand Joseph et Magda Goebbels assassinent leurs six enfants avant de se suicider, pose sans équivoque la monstruosité et le fanatisme du personnage. Et l’insertion d’images d’archives tente d’instaurer une distance salutaire. Mais, en dehors de ces précautions, le film s’inscrit résolument dans la tradition des biopics historiques alliant narration classique, reconstitution pointilleuse et performance d’acteur – Robert Stadlober est impressionnant, c’est un peu le problème.

À l’heure où l’Italie s’emballe pour une série narrant l’ascension de Mussolini, le risque est grand d’entretenir une fascination malsaine pour l’un des pires criminels de l’histoire contemporaine, tout en cherchant à le dénoncer. Un pari pour le moins hasardeux.

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La fabrique du mensonge, réal. Joachim Lang, 2025.

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Sur le blog

«"La zone d’intérêt": derrière le mur, notre déni» (Manouk Borzakian)

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