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Manouk BORZAKIAN (Neuchâtel, Suisse), Gilles FUMEY (Sorbonne Univ./CNRS). Renaud DUTERME (Arlon, Belgique), Nashidil ROUIAI (U. Bordeaux), Marie DOUGNAC (U. La Rochelle)

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Billet de blog 22 février 2023

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Les rois géographes (débat avec Daniel Roche)

L'historien des Lumières Daniel Roche (Collège de France) qui vient de nous quitter à l'âge de 87 ans, avait été invité au Café géo le 30 janvier 2001 pour un débat sur le rôle de la géographie dans la formation des rois de France et leur pratique du pouvoir. Avec lui Philippe Minard, historien (CNRS), et deux collègues agrégés, Marc Lohez, géographe, et Daniel Letouzey, historien. (Gilles Fumey)

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Daniel Roche, en 2013. © O. Roller

D’emblée, nous avions posé à Daniel Roche la question qui fâche : pourquoi cette étoile de transports autour de Paris, comme les rayons d’un pouvoir qui n’en finit pas de dominer ? Pour placer le débat sur l’organisation du territoire, tel qu’il est pensé sous l’Ancien Régime.

Les deux historiens vont méticuleusement balayer l'aspect tribunal de cette question pour replacer les connaissances et l'action géographiques des rois dans leurs contextes historiques:

1) la sédentarisation de la cour : du roi itinérant qui avait un contact direct avec les provinces de son royaume, on passe à un Etat fixé à Versailles : il faut désormais des moyens de collecter et rassembler les informations, les cartographier. Il faut pouvoir donner des ordres : l'Etat royal disposait depuis Henri IV de son propre système de relais de poste (voir carte plus loin), qui permettait de joindre Lyon en deux jours ; le courrier est un vrai corps à l'intérieur des grandes et petites écuries. Les grandes administrations royales, malgré la faible main d'oeuvre dont elles disposaient, vont se livrer, souvent de façon remarquable à ce travail d'inventaire géographique du Royaume. Hélas, chaque administration fait son travail de façon isolée : on a donc des cartographies de l'Etat Major, de la ferme générale et autres corps....

2) Parallèlement, le futur roi reçoit une éducation géographique de type "mappemonde et nomenclature" qui perdurera bien après la chute de la monarchie. On dispose des cahiers de cours de géographie de Louis XVI. Après lui avoir présenté une succession de mappemondes, on lui enseignait le contenu physique, le découpage politique, une présentation du planisphère supposé au temps de la Bible avant de passer à la "géopolitique" (les Etats, leurs princes et le poids de ces nations : "le Roi de Prusse , combien de division ?"). Pour gouverner le royaume, son futur souverain devait engloutir la liste des villes, des capitales, etc... Le paysage n'était pas expliqué : on en relevait les points forts... pour d'éventuelles utilisations militaires. Mais avant le géographe Alexandre de Humboldt, le paysage n’est pas encore entré dans la science.

Illustration 2
Les routes de Trudaine (sous Louis XV et Louis XVI) © Source : https://journals.openedition.org/siecles/1386

3) La cartographie de l'époque, notamment celle de l'Etat Major, ça sert, d'abord à faire la guerre, évidemment, mais c'est aussi un outil de classement et d'accumulation des connaissances. La procédure d'enquête, d'inventaire, est bien plus descriptive que comptable contrairement au cas anglo-saxon. L'Etat major enregistrait également des données anthropologiques sur les régions inventoriées. Les enquêtes (de l'Etat major, mais aussi des autres corps), furent menées avec une remarquable économie de moyens : contrairement à ce que véhiculent certains fantasmes anachroniques, la pléthore de personnels n'est pas vraiment une caractéristique de l'époque : une intendance, c'est dix personnes, révèle Ph. Minard.

A la suite d'une question de Daniel Moreaux, Daniel Roche rappelle l'arrivée de la grande tradition cartographique italienne par les Cassini. Leur travail au sein de l'Académie des sciences, conduit à la première cartographie unifiée du Royaume ; avec la triangulation, c'est l'origine de la carte d'Etat Major au 80.000ème qui survécut jusqu'au vingtième siècle. Chaque administration avait une pratique cartographique selon ses besoins : les ponts et chaussées, la ferme générale ("une des plus belles administrations selon D. Roche, capable de faire suer de l'impôt à toute la population"), l'Eglise aussi. Pour la gabelle, la cartographie consistait par exemple à trouver et indiquer la séparation entre les pays avec sel des pays sans sel, de façon à savoir où établir les postes...

Et les cartes de l'étranger demande Daniel Letouzey ? Et bien, on les vole, répond Daniel Roche. Quant à la frontière, il était plus facile de la cartographier que de la faire respecter à des communautés villageoises pour lesquelles elle était une notion bien vague (les Pyrénées, quelles Pyrénées ? Du moins avant le 19e siècle) ; il fallut du temps pour apprendre la limite.

4) La coupure que représente le passage de l'idéologie mercantiliste (17e siècle) au libéralisme (tiens, les historiens ne parlent plus de physiocrates ? se demande Marc Lohez). Penser que les richesses ne s'acquièrent plus par thésaurisation et détournement mais par les capacités d'échanges modifie à la fois le type d'information collecté et les travaux d'aménagement qui s'occupent alors davantage de l'intérieur de la France que de ses marges contrairement à la période précédente. On apprend alors qu'au 18e siècle, certaines routes ont fait l'objet d'une demande des villes qui y ont vu l'occasion de développer leurs activités. Les axes transversaux n'ont pas été négligés non plus : canaux comme celui du Midi, routes ouest-est..... Ce basculement correspond également au passage du savoir empirique au savoir scientifique au 18e siècle. La question des routes est relancée lors des débats : quand la constitution de l'étoile a-telle commencé ? Daniel Roche fait commencer cette histoire à la prise en charge par l'administration des grands chemins à l'époque de Sully(fin 16e siècle) et au renforcement du rôle du Grand voyer. Mais il ne faut pas alors imaginer la route que nous connaissons, fixe et balisée : c'était un organe mouvant. La route moderne a peut-être été plutôt expérimentée dans le cadre urbain. Ph Minard ajoute que la monarchie façonne le territoire sur ses confins.

Illustration 3
Châssis figuratif du territoire de la France partagé en divisions égales entre elles conformément au rapport du Comité de Constitution fait à l'Assemblée Nationale, le 29 septembre 1789. Commission Sieyès. © © Centre historique des Archives nationales

6) Mais certains outils géographiques échappent à l'Ancien régime : la statistique en série (on ne sait pas mettre en série les infos avant les préfets) et la carte économique avec la fameuse ligne Saint-Malo/Genève qui n'apparaît qu'en 1830, tracée par le baron Dupin. Les rois ont-ils manqué les étapes qui permettaient de passer à une géographie moderne (le département, le mètre, la statistique en série) par malchance ou par incapacité ? Daniel Roche montre alors que bien des éléments de la Révolution comme la mesure de la Terre étaient pensés avant elle. Quant au département, c'est le résultat de négociations : le projet de découpage géométrique à l'américaine abandonné (voir la carte ci-dessus, de Touret, discutée à l'automne 1789 à l'Assemblée), on se basa sur les bailliages et sénéchaussées, les révolutionnaires y mettant une part de rationalité : l'égalité des circonscriptions. Daniel Roche défend également les statistiques d'Ancien Régime, mises en place avec les moyens de leur temps ; quant à la cartographie économique, il existait une carte de la faculté des peuples : on y indiquait les richesses.

Le dossier fourni par Gilles Fumey se termine par une carte de la France commerçante (dessinée par l'abbé Clouet en 1767 : on y écrit les qualités des terroirs. "Ce terroir abonde en bestiaux et est riche en chanvre" peut-on lire pour le sud de la Bretagne.

7) La dimension mondiale est évoquée ensuite avec la concurrence avec l'Angleterre : la France était restée dans l'idée d'une maîtrise commerciale des mers, avec un réseau de comptoirs et peu de colons, au contraire des Britanniques qui avaient un objectif de maîtrise territoriale approfondie.

 La question de la formation géographique des chefs d'Etat actuels arrive trop tard pour être sérieusement évoquée. Tout au plus quelques flèches sont-elles décochées contre la formation géographique à l'ENA. Daniel Roche achève ce café par un appel à la jeune génération qui doit pratiquer l'interdisciplinarité illustrée ce soir au Flore entre l'Histoire et la Géographie.

Compte-rendu : Marc Lohez

Philippe Minard revient dans Libération (23 février 2023) sur la pensée de Daniel Roche

Sur Humeurs vagabondes, de D. Roche (Fayard), un CR de Gilles Fumey

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Las routes des postes d'Henri IV (1695) : la mémoire centralisatrice de la France © Jaillot

Que penser de ce débat, pour Daniel Letouzey ? Double nostalgie pour commencer :

- celle d'un temps où la géographie avait toute sa place à Saint-Cloud, et lorsque Daniel Roche y enseignait ;

- celle de l'exposition exceptionnelle "Cartes et figures de la Terre" qui eut lieu au Centre Georges Pompidou en 1980.

Voici le catalogue pour prolonger les thèmes abordés par les deux intervenants au café, thèmes illustrés dans un remarquable dossier des douze cartes. - Les " rois géographes " : quelle géographie ? En 1980, Yves Lacoste opposait la "géographie des professeurs" née à la fin du 19e, à "une géographie fondamentale qui lie étroitement savoir et action et qui s'adresse surtout à ceux qui ont du pouvoir - pouvoir sur l'espace et sur les gens qui s'y trouvent-".

Les historiens Daniel Roche et Philippe Minard ont multiplié les approches géographiques, replacées dans le contexte des XVIIe et XVIIIe : géographie apprise et vécue par les rois, conquêtes et agrandissements territoriaux, encadrement administratif, intérêt pour les "enquêtes", méthodes mises en place pour la représentation de l'espace, équipement en routes et en canaux, attrait pour les voyages d'exploration dans le Pacifique...

Prenons quelques exemples : pour Philippe Minard, la monarchie délimite et façonne son territoire sur ses confins, par agrandissements successifs. Selon lui, le territoire est vu moins en termes d'unité nationale qu'en termes de rapports de force entre le roi et les élites locales. Cette dimension était au coeur de l'ancien programme de Seconde, aussi bien dans une réalité géographique souvent très complexe (voir dans l'Atlas 2000, la carte de la formation de la France depuis 987), que dans les conditions de l'émergence d'un sentiment national.

L'exposition " Cartes et Figures de la Terre " fait remonter la première carte de France à 1553 et à Oronce Fine (p 254). Cette carte déborde les Pyrénées, va jusqu'au Rhin, décrit aussi le nord de l'Italie. Par contre, la Bretagne y est fortement comprimée. Pour la géographie comme maîtrise administrative du royaume, il faudrait aussi renvoyer à la thèse d'Eric Brian sur "La mesure de l'Etat" (Albin Michel, 1994) et à l'étude des processus par lesquels la culture des géomètres et les besoins des administrateurs ont préparé, dès le 18e siècle, l'ère de la statistique et le culte des chiffres. Sur ce point, Daniel Roche a cité les travaux historiques du R.P. de Dainville sur la carte de la faculté des peuples (enquête de 1740), étude publiée vers 1950.

- Géographie et cartographie " La cartographie se situe à la confluence de la science exacte et de l'art " affirme le catalogue de l'exposition. La science exacte, c'est la triangulation et la mesure de la Méridienne de Paris ; ce sont les expéditions de Maupertus vers la Scandinavie (D. Roche cite la venue à Paris de femmes de Laponie à cette occasion) et celle de La Condamine en Amérique du sud.

Selon le catalogue, Louis XIV, le roi conquérant, commentait avec humour la carte de Picard : "Ces messieurs de l'Académie, avec leurs chers travaux, m'ont enlevé une partie de mon royaume" (p. 254). Le catalogue reproduit aussi les "opérations trigonométriques" nécessaires à l'établissement du plan de Paris par Verniquet entre 1784 et 1792 (p. 258). Cette cartographie connaît une réussite exceptionnelle avec "La carte de France", ou carte de Cassini, menée par une société privée comptant cinquante fondateurs dont Louis XV et La Pompadour. En 1750, cette société programme le découpage du royaume en 180 feuilles. Mais elle se heurte à trois résistances : celle des militaires, celle des ingénieurs des Ponts et Chaussées, celle des paysans qui détestaient la corvée des routes. (p. 257)

Cette carte est une réussite graphique, qui contraste avec le résultat de l'enquête lancée par Don Tomas Lopez, le géographe du roi d'Espagne à la fin du 18e. Celui-ci demande aux municipalités de dessiner le terroir " deux ou trois lieues autour de l'église principale ". La moitié des correspondants, environ cinq cents, envoie une extraordinaire variété de gribouillis, griffonnage, graphes, schémas, perspectives... Un monstre que l'histoire de la cartographie avait oublié... En dehors de la carte de Cassini, des plans levés par les officiers, de ceux dressés par les multiples administrations, nous disposons de représentations très nombreuses : les tableaux de Vernet (les ports, la route), les plans de ville souvent remarquablement documentés, sans parler des plans reliefs, sources d'une vive polémique entre historiens parisiens et historiens nordistes au début des années 1980.

Ces outils sont devenus indispensables dans l'enseignement d'aujourd'hui. Dans cette évocation de la géographie à l'époque moderne, les deux historiens ont multiplié les exemples concrets et rappelé la nécessité permanente de toujours tenir compte du contexte pour éviter les dangers d'anachronisme.

D'où ces exemples de Louis XV, en route vers Reims, qui observe le paysage du haut de la cathédrale de Soissons ; d'où ces références aux cahiers de cours de Louis XVI, qui n'a pas plus profité que ses frères des leçons de la géographie ; d'où, pour les armées comme pour les civils, la construction des routes au tracé fluctuant avec les conditions météorologiques. Daniel Roche évoque toujours avec nostalgie la géographie enseignée par Pierre Birot : sans doute moins le poids de la géomorphologie que l'importance de l'observation, et l'usage des techniques de dessin mises au service de l'analyse du paysage. Il plaide aussi pour des recherches communes entre historiens et géographes, par exemple sur une frontière aussi animée que celle de la France et de l'Italie. Et il cite une source encore peu exploitée par les chercheurs : les rapports des officiers d'état-major. Les " espaces frontaliers ", un thème dont l'importance a été fortement réduite dans la version finale du programme de géographie de Seconde...

Un regret : le débat entre deux représentants éminents de nos disciplines n'a pas pu avoir lieu, du fait de l'absence d'Armand Frémont. Quelques oublis, aussi, dans ce brillant tableau ? Braudel ? Les plans terriers ? Kant géographe ? Les espaces royaux (châteaux, forêts...) Une surprise personnelle : celle d'apprendre, de l'un des conférenciers, que la révolution industrielle anglaise était née essentiellement des liens avec les Etats-Unis et l'Amérique du Nord...

Compte-rendu : Daniel Letouzey © Les Cafés Géographiques - cafe-geo.net

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