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Billet de blog 22 février 2024

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Les paysans qui défilent : des hommes-machines déboussolés

Fourbis contre les pouvoirs publics, les tracteurs défilent à Paris à la veille du Salon agricole. Ces engins mécaniques révèlent l’asservissement d’une partie des exploitants devenus les serfs d’une nouvelle féodalité technologique. (Gilles Fumey)

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Sur le pont Alexandre III, Paris, un déffilé "Contre la décroissance agricole" © BERTRAND GUAY/AFP

Les jacqueries du passé ont de l’avenir, mais la récupération des premières manifs du Sud-Ouest par la FNSEA ne trompe personne. Les agriculteurs qui touchent le RSA représentent 25 % de la profession tandis que 2,5 % des exploitants ont un revenu supérieur à 100 000 €. Et ce sont ceux-ci qui ont ont fait reculer le gouvernement sur l’environnement, au risque de mettre en péril leur outil de travail: la terre. Ce sont ces exploitants riches qui ont pris les rênes de la crise et qui mêlent, auprès de l’opinion publique en les dissimulant, leurs revendications productivistes pour accroître encore leur revenu alors qu’une majorité des paysans est à la peine et, parfois, dans la misère.

Il n’empêche. Armés de leurs tracteurs, happés par un modèle productiviste qui les appauvrit, ils sont devenus aveugles. Ils ne voient pas que les solutions politiques auxquelles la FNSEA est parvenue les condamnent, à terme, encore plus au désespoir. Pire, ils feignent de penser que la population a peur des pénuries alors que nous gaspillons le tiers de ce qu'ils produisent en salissant la nature. Et s'ils enviaient l'Allemagne,  premier exportateur agricole européen (on ôte le champagne qui n'a aucune utilité alimentaire), ils sauraient que le prix social à payer de cette performance a coûté 939 manifestations d'agriculteurs en trois mois (France : 673, entre novembre 2023 et février 2024). Un exemple à suivre ?

Nos agriculteurs se croyaient libérés du travail harassant de leurs ancêtres. Mais la trilogie funeste mise en place après la Seconde Guerre mondiale, Chambres d’agriculture/Crédit agricole/FNSEA créée en 1946 les a conduits dans une impasse après la période faste de la PAC qui encadrait les prix. Cette bande des trois s’est bercée de l’idéal d’une mondialisation qui allait les voir «nourrir le monde». Une idée venue de l’agro-industrie - dont certains acteurs régulièrement convoqués par les tribunaux – qui a créé une nouvelle féodalité. Elle a, enfin, gavé la grande distribution dont les exploitants dénoncent aujourd’hui les pratiques délinquantes. Cerise géopolitique sur le gâteau, la conjoncture politique russo-ukrainienne a révélé que l’agrochimie se comportait comme un véritable dealer de produits dopants, pesticides, engrais.

Les parades tractées sur les nationales, les autoroutes et les portes des villes sont de tristes cortèges de machines qui en disent long sur les campagnes agricoles productivistes. Bourdieu avait analysé[1] «l’identité individuelle et collective» de ces exploitants «confrontés à la domination inséparablement économique et symbolique» des citadins, n’ayant «pas d’autre choix que de jouer les citadins et aussi, pour eux-mêmes, l’une ou l’autre des figures du paysan respectueux qui fait dans le populisme populaire, parlant de sa terre, de sa maison et des ses bêtes [… ], celle du paysan heideggerien qui pense écologiquement, qui sait prendre son temps et cultiver le silence» (voir La ferme des Bertrand).

Mais il y a plus que l’obsédant rapport aux citadins (les vacances, le mode de vie, etc.). Il y a, pour beaucoup d’exploitants agricoles, la pression sociale du collectif, que ce soit le village, le syndicat, le groupement professionnel. Comment Julien (le prénom a été changé), encore célibataire, a-t-il pu s’endetter à l’âge de 27 ans jusqu’en 2049 pour près d’un million d’euros? Si ce n’est qu’il n’a pas été formé correctement aux risques du métier. Si ce n’est qu’il n’a pas su résister aux sirènes d’une fierté dont le paysan Yves Guillerault écrit qu’elle a été vendue au capitalisme mondial. Qui lui a fait acheter ce tracteur de 300 CV – un vrai char d’assaut – en lui faisant croire que sa dette de 130 000 euros[2] se remboursera en accroissant ses surfaces cultivées et son cheptel? Ce qui tombe bien, puisque des milliers d’exploitations disparaissent faute de repreneurs, lui dit-on. Sa machine absorbe une telle quantité d’énergie (30 litres de gazole par heure)[3] qu’il lui faut quémander des ristournes de taxes au gouvernement, ce qu’aucun citoyen n’oserait demander pour sa voiture qui sert parfois pour aller au travail.

Illustration 2
Ils ne sont plus paysans, mais des serfs de la technologie © BERTRAND GUAY/AFP

C’est cette monture hypersophistiquée qu’il a enfourchée, feignant d'être à la page en pouvant surfer sur Internet dans sa cabine, devenu homme-machine capable de bizuter un premier ministre. Fondu dans une caravane où il a le sentiment de retrouver sa «fierté» (Guillerault, voir plus haut), il réactive ainsi son instinct grégaire partagé par tous les humains alors qu’il vit des semaines entières isolé socialement sur son tracteur, aux mains de l’agro-business qui lui commande de répandre tel intrant chimique sur ses propres parcelles. Des terres dont il ne connaît même pas les sols, ignorant que sa belle mécanique tue des millions de lombrics pourtant essentiels à la fertilité de son travail. De l’avis d’un agriculteur (anonymat requis), la débauche de mécaniques sur les routes pourrait tenir d’un carnaval s’il ne s’agissait pas de récupérer la colère de certains paysans piégés par leur mauvais choix.

163 milliards d’euros par an

Christian Couturier, directeur de Solagro, cite une étude de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). « Elle a évalué les coûts cachés du système alimentaire français à 163 milliards d’euros par an, et encore elle n’inclut pas les pesticides. C’est sous-évalué et cela représente déjà 10 % du PIB, souligne Christian Couturier. Aucune des mesures adoptées par le gouvernement n’est à la hauteur des enjeux, ou contribuera à freiner cela. Au contraire.»

On en est à se demander comment les chambres d’agriculture utilisent le demi-milliard d’euros de fonds publics qu’elles reçoivent chaque année alors qu’elles devraient rendre des comptes sur leurs bilans sociaux, économiques et environnementaux. À quoi sert cette débauche mécanique si le stress causé par la gestion de centaines d’hectares et de troupeaux gigantesques conduit les exploitants au burn-out, au suicide? Pourquoi s'obstiner au productivisme lorsque des dizaines de fermes bio comme celle des Rial dans le Perche (Normandie) ou les Jardins de Bouet (voir vidéo, ci-dessous) ne sont pas endettés, sont bénéficiaires, embauchent des salariés et fonctionnent sans aucune aide publique ou subvention européenne ? Pourquoi compter que l’augmentation du chiffre d’affaires assurerait celle de la rentabilité alors que ce n'est pas ce qui se passe ?

Les agriculteurs d’aujourd’hui ne vivent pas, en moyenne, mieux que leurs parents, voire leurs grands-parents, selon Xavier Reboud (Inrae). Fallait-il passer des fourches aux tracteurs?

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[1] «La paysannerie, une classe objet», Actes de la recherche en sciences sociales, vol.17-18, 1977.

[2] Un Fendt ou un John Deere, considérés comme les Porsche et Ferrari du monde agricole, comptez 1 000 € par cheval. La tendance du marché? La vente des petits tracteurs régresse, celle des plus de 200 CV progresse à deux chiffres (Source : Min. de l’agriculture).

[3] Le secteur agricole est responsable de 21% des émissions de gaz à effet de serre (source : Citepa, 2020). La puissance maximale du parc national de tracteurs est équivalente à 70 réacteurs nucléaires (source : Atelier paysan, 2021).

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Pour en savoir plus

James Bridel, Un nouvel âge de ténèbres – La technologie et la fin du futur, Éditions Allia, traduit de l’anglais par Benjamin Saltel, 320 p., 18 €.

Marianne Kerfriedel, L'empire de la FNSEA (Médiapart)

Un exemple de ferme rentable; non productiviste

Marc Dufumier, L'avenir sera assuré par l'agroécologie (Le Monde)

Une alternative aux manifs motorisées : les microfermes en Gironde

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Sur le blog

«Paysages à vendre» (Manouk Borzakian)

«Violences contre la terre» (Gilles Fumey)

«Grandes manoeuvres dans l'agriculture» (Gilles Fumey)

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